Le 20 janvier dernier, le président étasunien Donald Trump a fait part de son envie d’envoyer des astronautes américains sur la planète Mars. Une déclaration qui s’inscrit dans une stratégie plus large visant à renforcer la pôle position des États-Unis dans la conquête spatiale, notamment au travers d’un soutien accru à la NASA et aux entreprises privées comme SpaceX et Blue Origin.
Face à cette ambition, l’Europe ne peut clairement pas rester passive. Longtemps considérée comme un acteur spatial majeur, elle est aujourd’hui confrontée à une concurrence féroce, non seulement américaine mais aussi chinoise et indienne. Et pour garantir son autonomie stratégique tout en restant compétitive, l’Europe compte aujourd’hui sur l’efficacité de son nouveau lanceur spatial : Ariane 6.
Lancé pour la première fois en juillet 2024 pour un vol de démonstration, Ariane 6 s’envolera à nouveau le 26 février prochain pour un vol commercial. Si le lanceur apparaît comme une étape clé dans la conquête spatiale européenne, il semble pour autant difficile d’imaginer l’Europe s’imposer face à des concurrents qui misent sur la réutilisation des fusées et sur une approche commerciale bien plus agressive. Par conséquent, pour rester dans la course, l’Europe doit absolument repenser sa stratégie spatiale.
Réduction des coûts : un levier indispensable pour rester dans la course
Pour pouvoir s’imposer spatialement face à ses concurrents, il est d’abord primordial que l’Europe arrive à baisser ses coûts de production.
Un objectif déjà atteint si l’on compare Ariane 6 à Ariane 5. En effet, le nouveau lanceur est 40% moins cher que son prédécesseur, grâce à une industrialisation plus efficace, l’usage de nouvelles technologies comme l’impression 3D ou encore l’utilisation d’un seul site d’assemblage en Guyane, contre deux pour Ariane 5.
Seulement, Ariane 6 est loin de pouvoir rivaliser avec Falcon 9, le lanceur étasunien de SpaceX. En effet, la facture d’un lancement Falcon 9 s’élèverait à environ 67 millions de dollars, contre 75 à 115 millions pour Ariane 6. Si on prend en compte que les boosters de Falcon 9 sont réutilisables, le prix par lancement chute même à moins de 50 millions, soit un prix imbattable.
Face à cela, l’Europe aurait donc peut-être intérêt à négocier avec ses fournisseurs pour acheter les composants dont elle a besoin en plus grande quantité, et ainsi bénéficier au global de prix plus attractifs.
Aussi, elle pourrait avoir recours au rideshare, c’est-à-dire au partage de lancements entre plusieurs clients dans l’objectif d’en réduire le coût unitaire. En effet, si les coûts sont répartis, cela pourrait permettre d’attirer davantage de clients, notamment des start-up du New Space.
Enfin, sur le long terme, l’Europe n’aura probablement pas d’autre choix que préparer sa transition vers des lanceurs réutilisables, sous peine de toujours rester à la traîne derrière SpaceX.
Renforcer le soutien institutionnel pour sécuriser l’avenir d’Ariane 6
Si les États-Unis sont leaders incontestés de la conquête spatiale, c’est aussi parce que les commandes publiques soutiennent pleinement leurs entreprises.
SpaceX bénéficie par exemple de contrats massifs de la NASA et de l’armée américaine, ce qui lui assure donc un carnet de commandes stable. Il serait donc pertinent que l’Union Européenne et ses États membres en fassent de même, et s’engagent à long terme afin de privilégier Ariane 6 pour leurs satellites. Une tactique d’autant plus réaliste que l’Europe a abandonné les lanceurs russes Soyouz suite à la guerre en Ukraine.
À la manière de l’US Space Force avec SpaceX, on pourrait imaginer les institutions européennes préacheter les lancements spatiaux, d’abord pour sécuriser un certain volume de missions, mais aussi pour donner une visibilité économique aux industriels, pour l’instant relativement frileux. À terme, cela pourrait permettre à Ariane 6 de devenir véritablement une pièce maîtresse de la souveraineté spatiale européenne.
La nécessité d’adapter Ariane 6 aux nouvelles dynamiques du marché
Pour dominer l’espace, l’Europe ne peut pas juste attendre d’Ariane 6 qu’elle lance correctement des satellites géostationnaires. L’espace est en effet devenu un marché, et à ce titre, contient plusieurs tendances auxquelles ses prétendants sont amenés à s’adapter.
On peut ainsi penser légitimement au marché des constellations de satellites. Si SpaceX via Starlink et Amazon via Kuiper ont déjà placé leurs pions pour devenir les leaders mondiaux de l’accès Internet à très haut débit, rien n’empêche Ariane 6 de capter dès maintenant une partie de ce marché, en lançant par exemple plusieurs satellites simultanément grâce à son distributeur de charges utiles.
Aussi, on peut imaginer Ariane 6 se développer pour jouer un rôle dans de futures missions vers la Lune et Mars, bien que la collaboration déjà effective de l’Europe avec la NASA pour le programme Artémis rend cette possibilité très improbable.
Le développement indispensable des lanceurs réutilisables
Le principal point faible d’Ariane 6 par rapport notamment à Falcon 9 vient du fait que ses étages ne soient pas réutilisables.
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Pour combler cette lacune, l’Europe travaille actuellement sur Themis, un prototype de premier étage réutilisable pour les futurs lanceurs qui sera testé en 2025 sur des vols verticaux à Kiruna, en Suède. Si Themis contient de nombreuses promesses, c’est aussi car il est équipé du moteur européen Prometheus. Fonctionnant avec un mélange méthane – oxygène liquide, ce moteur vise à être plus efficace, moins coûteux et plus facile à réutiliser que ceux utilisés actuellement.
Si Themis et Prometheus incarnent donc l’avenir, ce n’est pas forcément le cas d’Ariane 6, dont l’absence de réutilisation et le manque de flexibilité pénalisent l’Europe sur la scène internationale. Accélérer le développement d’un successeur semble donc être dès maintenant une priorité absolue, et pourrait d’ailleurs être l’occasion pour des entreprises européennes du New Space de faire leurs preuves.
Partenariats et alliances : une ouverture nécessaire pour l’Europe spatiale
Si l’Europe et ArianeGroup peuvent se développer pour renforcer leur compétitivité sur le marché spatial, ils risquent toutefois de ne jamais rattraper leur retard sur SpaceX, dont les moyens et les ambitions sont bien plus développés. Nouer des alliances stratégiques avec d’autres nations pourrait alors s’avérer être une bonne idée pour rattraper le retard pris sur les États-Unis.
On pourrait par exemple imaginer l’Europe nouer des accords avec JAXA (Japon) et ISRO (Inde) pour utiliser Ariane 6 ou de futurs modèles plus performants. De manière plus hypothétique, intégrer dans le projet des pays émergents d’Afrique ou du Moyen-Orient souhaitant développer leurs capacités spatiales est aussi une piste à creuser, notamment pour attirer leurs entreprises privées…
Quoi qu’il en soit, l’Europe se doit de révolutionner sa stratégie spatiale pour rester compétitive. Ariane 6 ne peut en effet pas être une fin, sous peine de voir l’Europe perdre définitivement sa place dans la course à l’espace, mais bien un moyen de transition vers un futur où le continent pourra rivaliser avec les États-Unis et la Chine.
Quelques liens et sources utiles
Thomas Michaud, Le projet spatial européen, entre pragmatisme et imagination, Editions L’Harmattan, 2020
Philippe Steiniger, Révolutions spatiales – De von Braun à Elon Musk, la guerre des étoiles a déja commencé, L’Archipel, 2024