Discret mais omniprésent, le rinceau traverse les siècles et les styles avec une étonnante constance. Dérivé du latin “ramuscellus”, qui signifie “petite branche”, ce motif ornemental composé de tiges végétales ondulantes généralement enrichies de feuilles, de fleurs ou de fruits est l’un des éléments décoratifs les plus persistants de l’histoire de l’art.
Qu’il serpente sur la pierre d’un chapiteau roman, sur le vélin d’un manuscrit médiéval ou dans les courbes stylisées d’un décor contemporain, le rinceau a toujours su préserver son essence ornementale. Mais si chacun a déjà pu observer la beauté de cette arabesque, le rinceau reste toutefois souvent méconnu dans ses origines et ses usages. À la croisée de l’art et de l’architecture, il mérite pourtant une attention renouvelée. Qu’est-ce qui fait la force et la longévité de ce motif en apparence si simple ? Pourquoi les artistes, les artisans et les architectes n’ont-ils jamais cessé de le réinterpréter ? Réponse dans cet article.
Antiquité gréco-romaine : genèse et fonctions symboliques
Dès le Néolithique, on a pu observer des motifs curvilignes et spiralés, notamment dans la culture de la céramique rubanée et la culture de Cucuteni-Trypillia. Si ces motifs étaient alors dépourvus d’une quelconque connotation végétale, ils présentaient déjà une structure similaire aux rinceaux, qui se développeront véritablement au cours de l’Antiquité gréco-romaine.
C’est en effet en Grèce antique que se situe l’origine du rinceau. Inspirés des branches et des feuillages de la vigne et de l’acanthe, ils ornaient alors notamment à l’époque hellénistique les décors des toitures, notamment le sima (chéneau). Les rinceaux fleuris qui entourent la mosaïque grecque de la Chasse au cerf de Pella (IVème siècle av. JC) illustrent cette stylistique, que l’on retrouve aussi dans la céramique attique et les frises ioniques.

Mais c’est dans la Rome antique que le rinceau s’est popularisé, et est devenu l’un des motifs décoratifs les plus répandus de l’époque impériale. S’inspirant d’abord des rinceaux très déliés des Grecs, les Romains ont ensuite développé des formes plus puissantes et souples, avec des feuillages plus touffus qui remplissaient davantage les espaces (rinceaux sculptés dans les pilastres de la basilique civile de Leptis Magna / rinceaux de vigne sur une porte du temple de Baal à Palmyre). Abondamment sculpté sur les monuments officiels, le rinceau romain s’est d’autant plus distingué du grec qu’il est devenu un symbole de l’ordre cosmique, de la fertilité et de la paix.
“On raconte que Callimaque, surnommé Catatechnos pour la délicatesse et la finesse de ses ouvrages, habitait à Corinthe. Près de cette ville, une jeune fille, déjà nubile, mourut. Après ses funérailles, sa nourrice, ramassant quelques objets qui lui avaient appartenu et qu’elle chérissait de son vivant, les mit dans un panier, le porta sur sa tombe, et, pour le préserver plus longtemps, le couvrit d’une tuile. Ce panier, placé précisément sur une racine d’acanthe, fut, au retour du printemps, entouré de feuilles qui, poussant autour, se heurtèrent aux angles de la tuile, et, forcées de s’arrêter là, se recourbèrent en formant des volutes gracieuses. Callimaque, passant près de ce tombeau, remarqua la grâce et la nouveauté de cette disposition. Il en conçut le modèle du chapiteau corinthien, fit poser des colonnettes sur la dalle, plaça au-dessus un panier, entoura ce panier de feuilles d’acanthe, et disposa les volutes, à l’imitation de celles que formaient les feuilles sous la tuile” – Mythe de Callimaque, Vitruve, De l’architecture, Livre IV, chapitre 1, traduction de M. Ch.-L et C.L.F Panckoucke, 1847
Si l’on s’attarde sur l’Ara Pacis Augustae (= autel de la paix augustéenne), construit entre 13 et 9 av. J-C, on voit que les rinceaux d’acanthe sont traversés par des oiseaux, des fleurs de pavot ou encore des grenades, soit autant de symboles de fécondité, de résurrection ou encore de régénérescence. L’ensemble symbolise la Pax Romana, soit l’ordre politique garanti par Auguste.

Par ailleurs, les rinceaux sur les sarcophages romains peuvent s’assimiler à des métaphores de la vie éternelle ou du cycle de la nature, renforçant alors cette symbolique.
Moyen Âge : du symbole chrétien à la stylisation géométrique
Les rinceaux ont perduré durant tout le Moyen-Age en Europe, mais ils se sont incontestablement transformés selon les usages spirituels et esthétiques du moment.
Les manuscrits carolingiens et romans parlent par exemple de “rinceaux habités” pour désigner les tiges végétales peuplés de figures hybrides, de dragons, de sirènes ou d’animaux allégoriques. Un moyen de diffuser des sens moraux et religieux en lien évident avec la lutte du Bien contre le Mal.

Dans l’architecture romane, les rinceaux sont souvent intégrés dans les chapiteaux sculptés. Ils expriment alors une conception chrétienne du cosmos, où la nature est domptée et organisée selon les lois divines. On y voit alors un feuillage assez stylisé aux motifs assez répétitifs, que l’on intègre à des compositions symétriques ou spiralées. Le cloître de Moissac, dans le Tarn-et-Garonne, en est un bon exemple.
Entre le XIIe et le XIVe siècle, l’art gothique fait évoluer le motif pour lui donner une complexité plus naturaliste. Les rinceaux vont se retrouver sur nombre de vitraux, comme à Chartres ou à la Sainte-Chapelle, et se décliner dans le domaine de la ferronnerie, en témoignent notamment les peintures sur les portes de Notre-Dame de Paris. La vigne domine alors symboliquement dans les motifs, car elle renvoie à la parole du Christ (“Je suis la vigne, vous êtes les sarments”).
De manière plus globale, les rinceaux sont aussi très présents dans les manuscrits enluminés, où ils forment associés aux entrelacs l’un des motifs majeurs de l’enluminure médiévale pendant plus d’un millénaire.
Renaissance et époque moderne : entre retour à l’antique et innovations
Qui dit Renaissance, dit retour à des formes très proches de celles développées durant l’Antiquité. Les figures humaines inspirées de la mythologie gréco-romaine font alors légion (nymphes, satyres, angelots, grotesques…) Ce retour aux sources classiques combiné au prisme de l’héritage médiéval rendent alors les rinceaux de plus en plus symétriques et élégants, comme on peut le voir sur la cathédrale d’Albi avec ce mélange d’enluminures médiévales et de grotesques.
Les rinceaux se sont également combinés progressivement avec d’autres motifs ornementaux grâce aux apports de l’école de Fontainebleau au XVIe siècle. Ils se sont aussi étendus à un grand nombre d’arts décoratifs de l’époque, tels l’orfèvrerie, les faïences italiennes, les reliures ou bien encore les frontispices typographiques. On en retrouve même sur l’armure du roi de France Henri II, datée de 1555, ce qui prouve son abondance artistique à cette époque.

Les ères baroques et rococo au XVIIe et au XVIIIe siècles ont quant à elles permis de continuer le développement foisonnant des rinceaux dans tous les arts. Mais ces derniers ont alors pris une dimension bien plus théâtrale. Les lignes sont en effet bien plus dynamiques, les feuilles plus contournées et l’ensemble de manière générale est bien plus chargé. Boiseries, plafonds et cadres sont ainsi envahis par les rinceaux. Cette exubérance est particulièrement marquée dans les décors du château de Ludwigsburg en Allemagne, où les rinceaux sont particulièrement complexes et asymétriques. Naturellement, cette luxuriance décorative s’applique aussi à Versailles, notamment dans les salons du roi et de la reine.
Époque contemporaine : la survie par les détournements et les réinventions
L’usage du rinceau est toujours d’actualité au XIXe siècle dans l’architecture, les arts décoratifs et la typographie, grâce aux styles néogothique et néorenaissance. A la fin du XIXe siècle, le mouvement Art nouveau, au travers entre autres de Victor Horta et de Hector Guimard, modernise le rinceau classique pour rendre les courbes végétales plus fluides et asymétriques.
De nos jours, le rinceau est toujours utilisé, et est même revisité dans des domaines comme le design graphique ou le street art. On voit aussi des artistes comme Philippe Baudelocque ou le mouvement Obey Giant intégrer à leurs œuvres des rinceaux stylisés dans des fresques murales. La portée symbolique n’est aujourd’hui plus vraiment religieuse, mais liée à la nature et à la réappropriation de l’espace urbain.

En bref, si le rinceau a eu autant de succès à travers les âges, c’est grâce à sa plasticité qui lui a permis de s’adapter aux différentes sensibilités et techniques artistiques au fur et à mesure des époques et des cultures. Des rinceaux simplement entrelacés autour de tiges aux rinceaux “charpente” sans oublier les rinceaux “peuplés”, la diversité de ce motif ornemental est donc sa plus grande force. C’est ce qui explique aussi pourquoi son usage s’est étendu progressivement en Orient, notamment au Moyen-Orient au sein de la décoration islamique. Grand témoin de l’histoire de l’art, le rinceau ne demande qu’à se réinventer encore et encore pour rester populaire.
Quelques liens et sources utiles :
Emmanuel Coquerey, Rinceaux et figures, Monelle Hayot Editions, 2005