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La transformation de l’Uruguay sous les mandats de José Batlle

Il mène à terme des réformes ambitieuses de grande envergure, tant politique, économique que sociale, afin de refaçonner l’Uruguay. 
José Batlle y Ordonez - Photographie apparue dans "Rojo y Blanco" nº 6 | Domaine public
José Batlle y Ordonez – Photographie apparue dans « Rojo y Blanco » nº 6 | Domaine public

Président de l’Uruguay lors de deux mandats, (1903-1907 puis 1911-1915), José Batlle y Ordonez est considéré comme l’un des hommes les plus influents de l’histoire de l’Uruguay. Journaliste engagé, il met à profit ses différents voyages en Europe pour en tirer des enseignements sur les modèles politiques.

Il s’inspire très fortement du modèle démocratique français pour mener à bien la modernisation de son pays. Pour cela, il mène à terme des réformes ambitieuses de grande envergure, tant politique, économique que sociale, afin de refaçonner l’Uruguay. 

Les réformes politiques de José Batlle

Au tout début du XXe siècle, l’Uruguay est encore un pays en proie à de nombreux troubles internes. Secoué par plusieurs guerres civiles après son indépendance (28 août 1828), l’Uruguay au XIXe siècle est un pays en quête d’identité, déchiré en son sein par des luttes politiques.

La stabilisation du pouvoir politique

Les deux partis politiques majoritaires, le Partido Colorado (dit Rouge ou libéral) et le Partido Nacional (dit Blanc ou conservateur), s’affrontent dans une lutte armée pour le pouvoir ce qui empêche la stabilisation du jeune état indépendant.

Suite à la Révolution de 1897 qui opposent encore une fois les deux partis rivaux, alors que le Partido Colorado est au pouvoir, un accord nommé « le pacte de la Croix », est trouvé le 18 septembre 1897 entre les deux belligérants et statue sur un partage du pouvoir, laissant le contrôle de six départements sur dix-neuf au Partido Blanco.

Département de l'Uruguay - Encyclopédie libre | Creatives Commons BY-SA 3.0 Deed
Département de l’Uruguay – Encyclopédie libre | Creatives Commons BY-SA 3.0 Deed

C’est suite à l’élection présidentielle de 1903, alors au suffrage indirect, que le nouveau président, José Batlle y Ordonez, du parti Colorado, décida d’attribuer deux sièges du Sénat à des membres du parti Blanc ayant rejoint ses rangs et lui ayant permis d’accéder à la présidence. Cette décision provoque l’ire du Partido Nacional qui y voit un manquement et un non-respect du pacte de la Croix. La situation s’envenime et escalade jusqu’à déboucher sur une première crise le 30 mars 1903, évitée par voie diplomatique, mais qui finit tout de même par aboutir à un conflit armé le 8 janvier 1904.

Cette guerre, dernière guerre civile uruguayenne, se solde par la défaite écrasante du Partido Blanco au profit du parti rouge et marque l’avènement de José Batlle y Ordonez comme leader politique incontesté. La paix d’Acegua, signée le 24 septembre 1904, entérine durablement la légitimité du partido Colorado et du gouvernement central.

Celle-ci permit à José Batlle y Ordonez de réformer le système politique en mettant fin à la politique de participation des gouvernements locaux, jusqu’alors en place. Ces mesures entraînent la consolidation de l’unité de l’État ainsi que le renforcement du pouvoir de l’autorité centrale. En tant que stratège politique, José Batlle y Ordonez permet à l’opposition de participer à la vie politique, entraînant de fait la démocratisation du pouvoir politique par le partage.

José Batlle y Ordonez, en instituant pour la première fois un régime démocratique stable en Uruguay, propulse son pays sur la scène internationale et l’affirme comme démocratie aboutie. Alors que son premier mandat (1903-1907) est marqué par la rivalité et l’apaisement des tensions avec le parti Blanc, son second mandat (1911-1915) est quant à lui beaucoup plus pro actif. Il y mène de nombreuses politiques économiques et sociales audacieuses.

Décrit comme un homme déterminé, innovant et sûr de lui, Batlle inspire un courant politique, le Batllisme qui marque l’Uruguay pour tout le siècle suivant. On peut le définir comme interventionniste, anticlérical, progressiste et comme défenseur du modèle capitaliste en garantissant la propriété privée des moyens de production, tout en prônant un protectionnisme d’État.

Prise de fonction par José Batlle en 1903 - Auteur inconnu | Creatives Commons BY 2.0 Deed
Prise de fonction par José Batlle en 1903 – Auteur inconnu | Creatives Commons BY 2.0 Deed

De profondes réformes politiques

Lors de son deuxième mandat, José Batlle y Ordonez tente de s’affranchir des financements étrangers, plus particulièrement anglais, qui gangrènent le pouvoir exécutif afin de rendre à ce dernier une certaine autonomie.

En effet, les hommes politiques sont grassement achetés par les puissances étrangères pour favoriser leurs intérêts. En luttant contre cette corruption, Batlle veut regagner la confiance de son peuple et privilégier le bien-être de son État.

Batlle porte le projet d’une nouvelle Constitution, adoptée le 25 novembre 1916 et appliquée le 3 janvier 1918. En réformant ainsi le système électoral, José Batlle y Ordonez crée un pouvoir exécutif bicéphale, partagé entre le président et le Conseil National d’Administration. L’objectif est de stabiliser définitivement la rivalité entre conservateurs et libéraux en associant le Partido National aux décisions du gouvernement.

Le Conseil National d’Administration est composé de neuf membres élus au suffrage direct pour six ans et renouvelables par tiers tous les deux ans. Les prérogatives du Conseil concernent l’instruction publique, les finances, l’industrie, le travail, le budget et la santé publique.

Le Président de la République quant à lui, élu aussi au suffrage direct mais pour quatre ans seulement, possède le pouvoir de nommer et de révoquer à son gré les ministres de la Guerre, de la Marine, de l’Intérieur et des Relations Extérieures.

De plus, cette nouvelle Constitution est novatrice dans sa volonté décentralisatrice. En effet, tout en gardant un pouvoir central fort, l’État accepte de déléguer une certaine autonomie à d’autres établissements publics en développant des institutions démocratiques à l’échelon départemental. En impliquant ainsi chaque citoyen dans les affaires politiques, il s’assure du renforcement de la légitimité du gouvernement puisque ce dernier peut être contesté par les citoyens.

Ces partages du pouvoir garantissent donc un équilibre et contribuent à forger l’identité politique de l’Uruguay. C’est donc par le biais de José Batlle y Ordonez que l’Uruguay achève son processus démocratique, initié presque cent ans auparavant lors de son indépendance.

Les réformes économiques de José Batlle

À sa prise de fonction, lors de son deuxième mandat, José Batlle y Ordonez a pour objectif de réformer profondément l’Uruguay afin d’en faire, selon ses mots,  « un pays modèle ».

Mise en place de l’État providence

Après avoir réussi à instituer un cadre démocratique stable lors de ses quatre premières années de mandat, Batlle se concentre cette fois sur le volet  économique. Dans son journal El dia, il écrit souhaiter l’embourgeoisement de l’Uruguay afin que « les riches soient moins riches pour que les pauvres soient moins pauvres ».

Pour cela, José Batlle y Ordonez met en place l’un des premiers État providence de cette époque. A travers une politique économique socialiste de redistribution des richesses, Batlle tente de soutenir l’émergence d’une classe moyenne. Tout en se gardant de tomber dans le socialisme comme décrit par Marx, il est fortement influencé par les théories de Heinrich Ahrens sur le Droit naturel et par les modèles démocratiques européens comme la France ou la Suisse.

José Batlle et son cabinet en 1911 - Auteur inconnu | Domaine public
José Batlle et son cabinet en 1911 – Auteur inconnu | Domaine public

Pour garantir l’efficience des services publics, il lance des grandes campagnes de nationalisation d’entreprises. Partout où le secteur privé n’est pas prêt à participer complètement par peur de perdre de l’argent, il s’engage à ce que les services publics, et donc l’État, prennent ce risque.

Pour citer quelques exemples, on voit ainsi la Banque de la République Orientale d’Uruguay être nationalisée en 1911, la Banque Hypothécaire d’Uruguay être nationalisée en 1912, les compagnies d’assurances rassemblées au sein de la Banque d’Assurance d’État, les compagnies de chemins de fer rassemblées au sein de l’Administration Nationale des Chemins de Fer en 1915.

 Instauration d’une économie compétitive

Les raffineries du pays ainsi que les grandes industries se voient elles aussi passer sous le contrôle de l’État. En échange de compensations financières, José Batlle y Ordonez remplace un grand nombre d’entreprises étrangères.

Par cette action, Batlle veut créer et mettre en avant une industrie nationale, facteur essentiel à l’autonomie économique d’un pays. De plus, il réduit la dépendance de l’Uruguay aux exportations étrangères dans des secteurs comme l’agro-alimentaire ou les énergies fossiles, en abaissant l’écart de la balance commerciale de son pays par la mise en place de mesures protectionnistes comme des droits de douanes. Ces mesures ont pour but de mener l’Uruguay vers le chemin de l’indépendance économique et stratégique bien que, de par la taille réduite de son territoire, cet objectif ne peut être pleinement atteint.

D’autres mesures économiques comme la relance ou l’augmentation de la valeur du peso uruguayen sont mises en avant. Jouer ainsi sur les taux de change de sa monnaie a permis à José Batlle y Ordonez de rendre son pays plus ou moins compétitif en fonction de la conjoncture du moment et de ses objectifs économiques. 

Un large plan de revalorisation des campagnes a aussi vu le jour avec l’amélioration des routes de campagne, des grands travaux de rénovations ou de développement de  l’intérieur du pays. L’objectif principal de cette mesure est, premièrement, de mieux connecter la capitale Montevideo au reste du pays ; mais surtout d’engendrer une politique de relance en injectant de l’argent public dans des infrastructures, fournissant  par la même occasion du travail aux citoyens.

Un vaste projet de réforme agraire devait voir le jour avec en mesure centrale la  redistribution des « tierras fiscales » (des terres appartenant en droit à l’État mais utilisées par les grands propriétaires terriens) mais face à l’opposition  du partido Nacional, José Batlle y Ordonez a dû y renoncer.

L’Uruguay étant un pays principalement porté sur l’agriculture et l’élevage, cet échec sonne comme une grande déception pour Batlle qui malgré une énergie débordante ne réussit pas à restructurer le pan principal de l’économie uruguayenne. Malgré cet échec, on peut observer que le deuxième mandat de José Batlle y Ordonez est chargé en réformes économiques.

Après avoir permis la constitution d’un État politiquement stable, Batlle a pu enclencher une transition économique forte. Cela permet à l’Uruguay de réussir à s’affirmer, malgré sa petite taille, comme un état indépendant économiquement et non plus comme une satrapie économique des puissances étrangères.

Cette revalorisation des capacités économiques s’est, en parallèle, accompagnée de nombreuses mesures sociales.

Les réformes sociales de José Batlle

L’Uruguay du début du XX° siècle ne se contente pas d’achever sa transition démocratique et économique. Sur le plan social, il décide de se placer en avant sur de  nombreuses questions en montrant l’exemple au reste du monde.

Les réformes du droit du travail  

José Batlle y Ordonez lors de ses deux mandats prend l’initiative de restructurer profondément la société en prenant à bras le corps des problématiques qui, à l’époque, n’étaient jusqu’alors jamais soulevées.

Son principal chantier est le droit du travail. Il mène pour cela de nombreuses réformes afin d’alléger les conditions de travail de la classe populaire. Il réglemente le temps de travail en limitant à 48h le nombre d’heures travaillées par semaine et en instituant la journée de travail de 8h.

De plus, il met en place un jour de repos par semaine obligatoire. Il régule le travail des enfants en interdisant aux enfants de moins de treize ans de travailler et en interdisant le travail de nuit pour les adolescents de moins de dix-huit ans. Il promulgue l’un des premiers congés maternité rémunérés au monde, d’une durée de quarante jours.

Il initie le concept d’indemnisation des accidents du travail, calculé en fonction du dommage subi et du nombre d’années travaillées. Il instaure aux frais de l’État un fond de pensions de vieillesse pour les personnes de plus de 65 ans dans la nécessité.

Ces mesures fortes ont pour but d’améliorer la vie des classes sociales les plus pauvres et de garantir des conditions de travail saines. L’Uruguay en appliquant ce programme se place comme leader mondial sur ces questions, bien avant la France du Front Populaire en 1936.

José Batlle lors des élections de 1920 - Bibliothèque nationale d'Uruguay | Creatives Commons BY-SA 2.0 Deed
José Batlle lors des élections de 1920 – Bibliothèque nationale d’Uruguay | Creatives Commons BY-SA 2.0 Deed

La réforme de l’éducation

Un autre aspect des réformes sociales portées par José Batlle y Ordonez est sa  restructuration de l’éducation. En effet, il rend l’école obligatoire jusqu’à treize ans afin que chaque enfant puisse avoir la possibilité d’apprendre à lire et à écrire.

Il crée en 1903 l’Université de commerce et en 1907 l’Université vétérinaire et d’agronomie. Lors des quatre ans de son second mandat, il soutient aussi la création de plus d’une dizaine de lycées dans les divers départements du pays. A cette époque, la majeure partie de la population se trouve en milieu rural et n’a pas accès à l’éducation. Le taux d’alphabétisation y est très bas.

Par ses mesures, José Batlle y Ordonez  souhaite offrir à chaque citoyen de son pays la possibilité d’accéder de manière similaire à l’éducation, même en dehors de la capitale. L’objectif à long terme est aussi de parvenir à la création d’une élite intellectuelle formée en Uruguay et souhaitant contribuer à son développement. En effet, celle-ci se placerait en opposition avec l’élite intellectuelle de l’époque, formée et achetée par des puissances étrangères

Une conception humaniste et laïque de la société

Très porté sur une conception humaniste de la vie, José Batlle y Ordonez fait abolir la peine de mort en 1907 car il juge « qu’aucun homme ne devrait avoir le droit de vie ou de mort sur son prochain ». L’Uruguay rejoint ainsi le cercle très fermé des pays d’Amérique composé du Costa Rica (1859), de l’Équateur (1884), du Panama (1903) et du Venezuela (1863) ayant interdit cette pratique. De façon plus générale, il promulgue des lois pour interdire la pratique très culturelle de la Corrida et de la maltraitance animalière de toutes sortes.  

Durant l’année 1917, le divorce à la seule demande de la femme est promulgué. L’Uruguay devient ainsi le premier pays d’Amérique à légaliser ce type de divorce. Jusqu’alors, seul l’homme pouvait divorcer lorsqu’il notifiait un manquement de la part de sa compagne.

Au début du XX° siècle, la société uruguayenne, comme toute l’Amérique latine est toujours très fortement patriarcale. Cette mesure soulève l’opposition des conservateurs du Partido Nacional et des religieux mais est menée à terme. C’est une énorme avancée dans la condition des femmes de cette époque.

Enfin, José Batlle y Ordonez fait voter en 1917 la sécularisation des actes publics avant, dans les mois qui suivent, de faire voter la séparation complète de l’État et de l’Église. Bien que toujours considéré comme le mauvais fils de l’Église en comparaison au reste de l’Amérique Latine, l’Uruguay a toujours été un pays à très forte dominance catholique.

Il est toutefois nécessaire de remarquer que l’Église catholique en Uruguay n’a jamais eu le même poids social que dans le reste de l’Amérique du Sud. Le territoire ayant été occupé tardivement par les premiers colons espagnols, les grandes institutions religieuses ont toujours préféré s’installer en Argentine ou au Brésil.

La population, bien que pratiquante dans son écrasante majorité, s’en trouve donc moins régie par l’Église que dans les pays voisins. C’est par ce phénomène que la réalisation de la séparation de l’Église et de l’État par la constitution de 1917 est possible. Cela permit à l’Uruguay de devenir le premier pays laïque d’Amérique du sud.

En conclusion

Ces nombreuses mesures ont contribué à faire de l’Uruguay au début du XX° siècle un pays très fortement en avance sur les différents droits sociaux comparé au reste du monde à cette époque. Enclenchant ainsi le début d’un processus, José Batlle y Ordonez lègue, suite à ses deux mandats, un fort attachement du peuple uruguayen à la question sociale. Cette tradition se perpétue et reste gravée dans l’ADN de l’Uruguay comme un fondement essentiel de la démocratie.

Palacio Salvo et Plaza Independencia - Boaventura Vinicius [pseudo Wikipédia] | Creatives Commons BY-SA 4.0 Deed
Palacio Salvo et Plaza Independencia – Boaventura Vinicius [pseudo Wikipédia] | Creatives Commons BY-SA 4.0 Deed

À la fin de son deuxième mandat, José Batlle y Ordonez laisse donc l’Uruguay comme un pays au système démocratique devenu stable, avec une économie florissante et des valeurs sociales fortes. Après sa fonction présidentielle, Batlle resta quelques années dans la sphère politique comme conseiller avant de mourir à 73 ans le 20 octobre 1929. Il est le principal acteur de ses transformations ; son héritage marque  l’Uruguay pour le siècle entier à venir.

Quelques sources et liens utiles

Aguiar A. Arocena F. (2014). L’Uruguay de José Mujica. Cahier des Amériques latines n°67, p69 à 86

Fernanda Boidi M. Del Rosario Queirolo M. (2008). La cultura política de la democracia en Uruguay. Vanderbilt University

Da Costa N. (2009). La laïcité uruguayenne. Archives de sciences sociales des religions

Lacroix, Isabelle. Uruguay. Perspective monde.

Montoya, Angeline. L’Uruguay pays laïque en Amérique latine. Le Point.

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