Soliman Ier, l’une des figures les plus emblématiques de l’histoire ottomane, est connu en Occident sous le nom de Soliman le Magnifique. Mais en Orient, il est appelé Kanuni, c’est-à-dire le Législateur.
Une preuve que le dixième sultan ayant régné sur l’Empire ottoman de 1520 à 1566 était bien plus qu’un redoutable stratège sur les champs de bataille. A la fois constructeur et destructeur, il a clairement marqué l’histoire en permettant à son empire d’atteindre son apogée et de devenir la première puissance mondiale de son temps. Retour sur la figure complexe d’un souverain qui a su jouer avec brio entre guerre et paix.
Soliman, un conquérant redouté et redoutable
Lorsque Soliman succède à son père Selim Ier le Cruel en 1520 à l’âge de 25 ans, il hérite d’un empire déjà puissant, et surtout stable. De ce fait, il a eu toute la liberté de se concentrer sur l’expansion de ce dernier.
C’est ainsi qu’il a pu lancer dès les premières années de son règne une série de campagnes militaires en Europe. Il a notamment réussi à s’emparer en 1521 de Belgrade, qui avait résisté aux assauts de son prédécesseur Mehmed le Conquérant. Une victoire clé, car elle permet à Soliman d’établir sa réputation de stratège militaire tout en déverrouillant une voie d’accès stratégique vers l’Europe centrale.
Dans cette continuité victorieuse, il prend en 1522 la forteresse de Rhodes (aujourd’hui sur le territoire grec) aux Chevaliers de Saint-Jean après un siège de cinq mois. Cela lui permet donc de renforcer la puissance ottomane sur la Méditerranée orientale, et de préparer sereinement la suite de son plan d’expansion en direction du royaume de Hongrie, avec qui les relations se sont brusquement détériorées.
Et Soliman est plutôt confiant en 1526 lorsqu’il entame la bataille des Mohacs contre l’armée du roi Louis II de Hongrie. Il faut dire qu’en ayant conquis Belgrade, le sultan a pu atteindre et contrôler facilement le Danube, qui était le plus gros verrou défensif hongrois. Une fois cet obstacle maritime passé, le combat sur terre n’a été qu’une simple formalité, et a permis à Soliman de prendre le contrôle de la capitale, Buda, et d’une grande partie du territoire.

Par la suite, c’est à l’Autriche de Charles Quint et des Habsbourg que Soliman tente de s’attaquer. Ce dernier assiège en 1529 Vienne, capitale du Saint-Empire germanique, avec une armée de plus de 100 000 soldats, mais la ville profite de l’hiver précoce pour résister avec ses 21 000 hommes. L’Empire ottoman connaît ainsi son premier coup d’arrêt dans sa lutte acharnée pour le contrôle de l’Europe centrale.
Par la suite, Soliman s’engage dans une série de conflits contre l’Empire perse safavide de Tahmasp Ier. Des campagnes qui avaient une portée géopolitique, mais aussi religieuse, car les Safavides étaient chiites là où l’Empire ottoman était sunnite. Ces guerres turco-persanes ont permis à Soliman de prendre le contrôle de Bagdad en 1534 suite à une campagne éclair, et de donner l’accès aux Ottomans au golfe Persique. Du fait de sa victoire, Soliman a ainsi pu garantir la sécurité des routes commerciales entre l’Anatolie et le golfe Persique, assurer la protection des pèlerinages sunnites vers La Mecque et plus globalement renforcer l’autorité de l’Empire sur la Mésopotamie.
En 1534 toujours, Soliman prend le contrôle de Tunis grâce au célèbre amiral Barberousse. Le souverain place ainsi ses pions en Afrique du Nord, où l’Empire ottoman contrôlait déjà depuis 1518 la régence d’Alger. C’est ensuite Tripoli qui est conquise en 1551.
Présent un peu partout sur le globe, Soliman continue de renforcer sa domination sur la Méditerranée grâce à Barberousse et l’alliance conclue avec la France de François Ier en 1536. Cette dernière était très surprenante pour l’époque, puisqu’il était rare qu’un territoire principalement musulman s’associe à un territoire majoritairement chrétien. Mais la haine commune de Charles Quint et la volonté féroce de contrer l’hégémonie européenne des Habsbourg ont eu raison des différends religieux, et ont permis à la France et l’Empire ottoman de contrôler ce point clé. La victoire navale de Prévéza en 1538 face à la Sainte-Ligue finit quant à elle d’assurer la suprématie maritime ottomane en Méditerranée orientale, et permet à Soliman de prendre en partie sa revanche contre le seuls qui avaient réussi à lui résister.
Neuf ans plus tard, en 1547, Soliman assure officiellement sa suprématie sur les Habsbourg en faisant signer une trêve humiliante à Ferdinand Ier, frère de Charles Quint, qui lui a permis d’éloigner suffisamment cette maison souveraine pour ne pas abîmer sa légende guerrière.
La mort de Soliman en 1566 lors du siège de Szigetvar en Hongrie à l’âge de 72 ans symbolise parfaitement son règne marqué de bout en bout par l’action. Si sa treizième campagne militaire lui a été fatale, elle lui a toutefois permis de partir en héros dans une fin parfaite.
Soliman le bâtisseur
Si Soliman était surtout connu en Occident pour sa soif d’extension, les Ottomans le connaissaient de leur côté mieux par l’ampleur de ses réformes juridiques, qui ont transformé durablement l’Empire.
Le souverain avait en effet conscience qu’un Empire pérenne ne pouvait uniquement reposer sur la force militaire. De ce fait, il a donc entamé une codification très rigoureuse du droit ottoman, qu’il a consignée dans un code civil unifié appelé Kanunname. Concrètement, Soliman et ses juristes ont collecté tous les jugements rendus par les neuf sultans qui l’ont précédé, et en ont tiré des règles juridiques dans des domaines aussi variés que l’administration, la fiscalité ou encore la justice pénale. Soliman n’a en soi pas créé un droit nouveau, mais l’a rationalisé pour le rendre valable dans tout l’Empire et pour le rendre compatible avec la charia sunnite. Le Kanunname a aussi permis de réduire l’arbitraire administratif en encadrant mieux les gouverneurs provinciaux qu’étaient les beys et les pachas, qui pouvaient être révoqués pour abus.
Toujours dans l’idée d’instaurer un système légal plus cohérent, Soliman a cherché à intégrer harmonieusement les minorités. L’idée était ainsi de garantir la loyauté de ces dernières en leur donnant plus d’autonomie et de considération.
Soliman a par exemple accordé une attention particulière aux rayas, qui étaient des chrétiens travaillant sur les terres de cavaliers d’élite appelés sipahis. Il a ainsi créé un Code des Rayas qui est venu élever leur statut au-delà du servage, et réduire le poids des prélèvements et des taxes dont ils devaient alors s’acquitter. Une révolution pour cette minorité, si bien que de nombreux chrétiens sont venus émigrer vers l’Empire ottoman pour bénéficier de ces réformes.
Plus globalement, Soliman a perfectionné sous son sultanat le système des millets. Concrètement, ce dernier permettait aux communautés non-musulmanes de gérer leurs propres affaires par leurs propres leaders religieux. Une autonomie légale qui est venue renforcer le sentiment communautaire et la stabilité dans un Empire aux populations très diverses.
Et c’est justement parce que Soliman a fait preuve d’une tolérance inédite pour l’époque qu’il a réussi à mettre l’Empire ottoman à son apogée. En laissant les Juifs et les Chrétiens pratiquer ouvertement leur religion et gérer leurs propres affaires, il a ainsi construit une harmonie redoutable qui s’est illustrée derrière sur le champ de bataille par des victoires flamboyantes.
Soliman le mécène : l’âge d’or culturel ottoman
Soliman n’a pas uniquement gouverné par l’épée et par la loi, mais aussi par l’art et la culture.
Dans le domaine architectural, il s’est ainsi entouré des plus grands talents de son époque, comme Mimar Sinan, pour faire rayonner la puissance culturelle de l’Empire. Sinan a ainsi conçu plus de 300 ouvrages, dont le plus connu est sans contestation possible la mosquée Süleymaniye, construite à Istanbul de 1550 à 1557. Dédiée à Soliman, ce complexe comprend évidemment une mosquée, mais aussi quatre medersas générales (= écoles coraniques), deux medersas dédiées à la médecine et aux hadiths (= recueils des actions de Mahomet), un hôpital et des bains.

Soliman s’est aussi illustré en tant que poète. Sous le nom de plume Muhibbi (= l’amant, le bien-aimé), il a composé une centaine de poèmes en turc ottoman et en persan. Influencée par la tradition soufie, son œuvre témoigne d’une profonde sensibilité artistique. Les plus connus sont ceux adressés à son épouse favorite d’origine ukrainienne, Roxelane, dans lesquels il abandonne sa position de souverain pour devenir paradoxalement l’esclave de sa bien-aimée. De cette union sont d’ailleurs nés six enfants, dont Sélim II, qui a succédé à son père après sa mort.
Enfin, de nombreux autres arts ont pu rayonner sous Soliman. L’art de la calligraphie islamique a par exemple atteint des sommets sous son mandat, tandis que les céramiques d’Iznik ont orné en masse les palais et les mosquées de leurs motifs floraux et géométriques bleus et rouges. La musique de cour s’est aussi bien développée, ce qui a permis de faire d’Istanbul l’un des pôles culturels les plus dynamiques de la Renaissance.
Soliman le Magnifique a donc parfaitement incarné pendant 46 ans la symbiose entre la guerre et la paix. En garantissant l’équilibre parfait entre ces derniers, il a ainsi marqué l’apogée d’une puissance ottomane qui s’est établie sur trois continents. Son héritage a par la suite influencé lourdement l’histoire européenne et moyen-orientale, et fait de sa personne une figure emblématique de la Renaissance.
Quelques liens et sources utiles :
André Ciot, Soliman le Magnifique, Fayard, 1983
Clotide Bruneau, Esteban Mathieu, Cristi Pacurariu, Julien Loiseau, Soliman le Magnifique, Glénat BD, 2015