Elle ne mesure guère plus d’un mètre. Elle est brisée, incomplète, usée par le temps. Pourtant, la Pierre de Rosette demeure l’un des objets les plus célèbres du patrimoine mondial. Si son nom évoque à beaucoup un vague souvenir de cours d’histoire, elle incarne bien plus qu’une relique d’Égypte antique : elle représente la clé d’un monde disparu, un symbole de pouvoir, de science… et de rivalités politiques.
Une trouvaille de guerre
Juillet 1799. La campagne d’Égypte menée par Bonaparte bat son plein. Dans la ville portuaire de Rosette, à une cinquantaine de kilomètres d’Alexandrie, des soldats français fortifient un vieux fort ottoman. En creusant les fondations, l’un d’eux découvre une pierre noire gravée de trois textes. À première vue, il s’agit d’un bas-relief parmi d’autres. Mais le capitaine Bouchard, officier du Génie, comprend vite l’importance de cette stèle : elle est trilingue.
Trois écritures, une même proclamation : en hiéroglyphes, en démotique (l’écriture cursive égyptienne), et en grec ancien. C’est la pierre qui permet de déchiffrer les hiéroglyphes, ces signes que l’on contemplait sans les comprendre depuis des siècles. Une trouvaille militaire devient une révolution scientifique.
L’Égypte, territoire convoité
Si la Pierre de Rosette se trouve aujourd’hui à Londres, ce n’est pas par hasard. À la suite de la défaite française face aux Britanniques en 1801, l’objet est confisqué comme butin de guerre. Il entre au British Museum en 1802, où il est toujours exposé, malgré les nombreuses demandes de restitution formulées par l’Égypte depuis.
Mais l’enjeu dépasse la possession d’une simple stèle. Elle cristallise les ambitions coloniales, les batailles culturelles, les désirs d’hégémonie scientifique. Posséder la pierre, c’était alors prétendre à l’autorité sur le passé — une autorité précieuse à l’heure où l’Europe se passionne pour les civilisations antiques et construit ses musées.
Trois langues pour une énigme
Le contenu du texte gravé n’est pas d’une poésie renversante. Il s’agit d’un décret promulgué en 196 av. J.-C. par les prêtres de Memphis, confirmant les privilèges du jeune pharaon Ptolémée V. Mais ce n’est pas tant le fond que la forme qui rend la pierre exceptionnelle.

Le texte est inscrit dans trois systèmes d’écriture :
- Les hiéroglyphes, utilisés pour les inscriptions officielles et religieuses.
- Le démotique, langue administrative courante de l’Égypte ptolémaïque.
- Le grec ancien, langue de la cour et des élites dirigeantes, d’origine macédonienne.
Cette coexistence des langues révèle un monde complexe, à la croisée des influences égyptienne et hellénistique. Mais elle offre surtout un outil inespéré : un texte connu, lu, traduit, permettant enfin d’attaquer l’énigme des hiéroglyphes.
Champollion, la victoire du savoir patient
L’histoire de la Pierre de Rosette est indissociable de celle de Jean-François Champollion. Fils d’un libraire de Figeac, surdoué des langues anciennes, il s’attaque dès son adolescence au mystère des écritures égyptiennes. Tandis que des chercheurs européens multiplient les tentatives, il pressent que les hiéroglyphes ne sont pas seulement symboliques, mais qu’ils peuvent également être phonétiques.
En 1822, après des années d’études, il publie la fameuse Lettre à M. Dacier, où il expose sa méthode et ses découvertes. Il parvient à lire des noms propres comme « Ptolémée » et « Cléopâtre », grâce à la comparaison des cartouches présents sur la pierre. Ce n’est pas un coup de génie isolé, mais le fruit d’un travail minutieux, nourri de passion, d’obstination et d’intuition.
Champollion ne se contente pas de décrypter. Il fonde l’égyptologie moderne. En redonnant voix à une civilisation muette depuis des millénaires, il fait entrer l’histoire de l’Égypte dans le champ du savoir positif, au-delà des fantasmes orientalistes.
Une icône culturelle mondiale
La célébrité de la Pierre de Rosette dépasse le cercle des spécialistes. Elle est devenue le symbole universel de la traduction, du décryptage, de la compréhension entre les cultures. Le logiciel de traduction “Rosetta Stone” a repris son nom. Des manuels scolaires aux BD, des jeux vidéo aux documentaires, la pierre continue de hanter l’imaginaire.
Elle a été copiée, modélisée, miniaturisée, enseignée. Et pourtant, peu de gens la lisent réellement. Son pouvoir est ailleurs : dans sa capacité à représenter le moment où le passé cesse d’être énigmatique pour devenir intelligible. Une simple stèle devient un mythe laïc, celui du savoir triomphant sur l’oubli.
Une pierre, mille enjeux
Mais cette célébrité universelle a un prix. Depuis plusieurs décennies, les autorités égyptiennes réclament la restitution de la Pierre de Rosette. Pour elles, il ne s’agit pas d’un objet décoratif, mais d’un trésor national spolié. En 2022, une pétition signée par plus de 100 000 personnes a relancé le débat.
Les conservateurs britanniques avancent la fragilité de l’objet, sa valeur universelle, le danger d’un précédent. Mais les tensions coloniales refont surface : la pierre n’est pas qu’un outil scientifique. Elle est un vestige de domination, un signe que la science, elle aussi, a longtemps servi des empires.
Ce que révèle la Pierre de Rosette
À la fin, ce n’est pas tant la pierre elle-même qui fascine que ce qu’elle représente. Elle est la rencontre d’un monde ancien et d’un monde moderne, le point de contact entre le silence d’une civilisation et la parole retrouvée. Ce n’est ni un miracle, ni un hasard, mais un travail collectif — archéologues, linguistes, militaires, imprimeurs.
Elle est une métaphore parfaite de l’histoire : un fragment incomplet, inscrit dans une langue oubliée, mais dont l’écho traverse les siècles dès qu’on prend le temps d’en décrypter les signes.
Quelques liens et sources utiles
Robert Solé, Dominique Valbelle, La Pierre de Rosette, Points, 2008
Jean-Claude Margueron, Le Proche-Orient et l’Égypte Antiques, Hachette Éducation, 2012