Après la débâcle de 2001, l’Argentine entama un processus de reconstruction sous la présidence de Néstor Kirchner (2003-2007) et de son épouse Cristina Fernández de Kirchner (2007-2015).
Ce couple politique a non seulement stabilisé un pays en crise, mais également redéfini l’identité nationale à travers des politiques sociales et économiques marquées par une forte intervention de l’État.
La relance économique et la souveraineté nationale : base de la reconstruction
L’une des premières priorités de Néstor Kirchner fut de sortir le pays de la spirale économique dévastatrice. En s’appuyant sur un contexte international favorable avec une demande accrue pour les matières premières argentines (notamment le soja), il entreprit de renégocier la dette souveraine avec une fermeté inédite.
En 2005, Kirchner obtint des créanciers internationaux une restructuration de la dette, réduisant de 70 % son montant. Cela marqua un tournant décisif pour l’Argentine qui put retrouver une marge de manœuvre financière tout en refusant de se plier aux diktats du FMI.
Sur le plan interne, Kirchner adopta des politiques keynésiennes visant à stimuler la demande par des investissements publics massifs et des programmes sociaux. Il mit en place des plans d’assistance sociale à destination des secteurs les plus précarisés par la crise, tels que le programme « Jefes y Jefas de Hogar Desocupados » destiné à fournir une aide financière aux familles sans emploi.
Sous la présidence de Cristina Kirchner, ces politiques furent amplifiées, avec la création de l’« Asignación Universal por Hijo » (AUH), un programme de transferts monétaires conditionnels visant à réduire la pauvreté et à soutenir l’éducation des enfants issus de familles à faibles revenus. Cette mesure phare, inspirée d’initiatives similaires au Brésil, a permis d’améliorer considérablement les conditions de vie de millions d’Argentins.
Le contrôle des secteurs stratégiques de l’économie devint également un pilier central de la décennie kirchneriste. L’État reprit progressivement le contrôle d’entreprises privatisées dans les années 1990, à l’instar d’Aerolíneas Argentinas et du secteur pétrolier avec la nationalisation partielle de YPF en 2012. Ces politiques visaient à renforcer la souveraineté économique de l’Argentine et à rétablir la capacité de l’État à jouer un rôle actif dans la gestion des ressources stratégiques.
En parallèle, des politiques protectionnistes furent mises en place pour soutenir l’industrie nationale, réduire la dépendance aux importations et limiter les effets néfastes de la mondialisation.
Politiques sociales et transformation de l’État
Sous les présidences de Néstor et Cristina Kirchner, l’identité argentine se transforma considérablement. Un discours nationaliste, centré sur la souveraineté économique et politique, devint un axe fort de leur rhétorique.
Ce nationalisme prenait racine dans la critique du néolibéralisme et dans le rejet des institutions financières internationales telles que le FMI, perçues comme responsables de la crise de 2001. En dénonçant le rôle de ces acteurs, les Kirchner cherchaient à redonner fierté et dignité à un peuple qui s’était senti trahi par les élites et les politiques imposées de l’extérieur.
Le renforcement de l’État-providence fut un autre aspect central de la redéfinition de l’identité argentine. En consolidant des programmes sociaux et en nationalisant des entreprises stratégiques, les Kirchner mirent en avant l’idée d’un État protecteur et solidaire, capable de garantir le bien-être de ses citoyens. Cela créa une nouvelle dynamique dans la relation entre l’État et la population, où l’intervention publique n’était plus perçue comme un facteur de dysfonctionnement, mais comme un outil essentiel pour la justice sociale.
Identité nationale et renouveau culturel
Sur le plan symbolique, la décennie kirchneriste a également promu des figures historiques et des épisodes du passé en lien avec la lutte pour la souveraineté et les droits sociaux. La figure de Juan Domingo Perón et l’héritage du péronisme ont été réhabilités et recontextualisés.
Les présidences Kirchner ont réaffirmé leur appartenance à cette tradition politique, tout en l’adaptant aux nouveaux défis de l’époque. Le nationalisme kirchneriste, teinté de préoccupations sociales, a permis de redéfinir un imaginaire collectif axé sur la résistance à l’oppression et sur la construction d’une nation autonome face aux pressions extérieures.
Enfin, le renforcement des droits de l’homme fut un pilier identitaire de cette période. Le couple Kirchner joua un rôle central dans la relance des procès contre les anciens responsables de la dictature militaire (1976-1983), mettant en lumière une volonté de réconciliation avec le passé et de réaffirmation des principes démocratiques.
Cette politique de mémoire, axée sur la justice et le devoir de se souvenir, contribua à la construction d’une identité nationale fondée sur la défense des droits fondamentaux et la lutte contre l’impunité.
La décennie kirchneriste a également été marquée par un renouveau des mouvements sociaux, qui ont joué un rôle actif dans la redéfinition de l’identité argentine. La société civile, affaiblie par la crise de 2001, trouva de nouveaux moyens de se mobiliser et de revendiquer des droits.
Des organisations telles que les Madres y abuelas de la plaza de Mayo, qui avaient lutté pour la reconnaissance des disparus sous la dictature, devinrent des alliées du gouvernement kirchneriste dans la promotion des droits de l’homme. D’autres mouvements, comme ceux des travailleurs sans emploi, des syndicats et des coopératives, prirent de l’ampleur en réclamant davantage de justice sociale et d’inclusion économique.
L’art et la littérature jouèrent également un rôle central dans cette période de redéfinition identitaire. De nombreux artistes, écrivains et musiciens, inspirés par le climat politique, se sont engagés à travers leurs œuvres à dénoncer les injustices sociales, à célébrer la résilience du peuple argentin et à réfléchir sur la mémoire collective.
Le cinéma argentin connut un renouveau, avec des réalisateurs tels que Pablo Trapero et Lucrecia Martel qui explorèrent les conséquences de la crise de 2001 sur la société et la vie quotidienne des Argentins. La littérature, quant à elle, se fit l’écho des bouleversements sociaux et politiques de la décennie, avec des auteurs comme Martín Kohan ou Claudia Piñeiro, qui explorèrent les dilemmes moraux et politiques d’une société en reconstruction.
En somme, la décennie kirchneriste a été une période de reconstruction, tant sur le plan économique que sur le plan symbolique. Les politiques sociales, le discours nationaliste et les mouvements culturels ont contribué à redéfinir une identité argentine marquée par la souveraineté, la justice sociale et la mémoire historique.
Quelques liens et sources utiles
Genoux, L. Les jeunes argentins tentés par l’exil, sur fond de crise économique. Le monde. 3 octobre 2023
Moreira, C. (2010). El Kirchnerismo en argentina : origen, apogeo y crisis, su construcción de poder y forma de gobernar. Universidad Federal de Goias
Castellani, A ; Pucciarelli, A. (2017). Los años del kirchnerismo. Siglo XXI editores