Homme éminemment politique, Gaston Defferre participe activement à la décolonisation politique de l’Afrique dans les années 1950, puis à la décentralisation du pouvoir français dans les années 1980. Il est respecté par ses pairs, notamment grâce à sa participation en tant que résistant à la libération de Marseille, alors occupée par l’Allemagne nazie.
Il occupera la mairie de Marseille pendant plus de 34 ans, ainsi qu’un poste de député socialiste, quand le cumul des mandats n’était pas encore à l’ordre du jour. Il est un cas d’école de la fracture entre la modernité désirée par les politiques et l’inévitable notabilité qu’ils dégagent. Gaston Defferre sera pour autant un homme de poigne qui a transformé la municipalité de Marseille, ainsi que le monde politique français.
L’homme résistant, avant l’homme politique
Jeune homme du pays, il naît à Marsillargues le 14 septembre 1910. Après des études secondaires à Nîmes, il s’inscrit à l’université pour poursuivre des études de droit. Il devient avocat au barreau de Marseille en 1931. Il fait un rapide passage à Dakar, lieu important pour sa construction politique.
Par la suite, il adhère à la 10e section de la SFIO de la ville de Marseille. Cette date, 1933, marque le début de son militantisme socialiste. Les années qui suivent, jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, sont marquées par un chaos politique. Une partie de la gauche bascule vers l’extrême droite, et le Parti communiste fait une montée fracassante à Marseille.
Membre du réseau Brutus
Durant la Seconde Guerre mondiale, Gaston Defferre ne participe pas aux combats avec l’Armée française et est démobilisé en juillet 1940, peu de temps après l’armistice. Néanmoins, il est profondément anti-vichyste et se rapproche de socialistes aux idées communes, comme Horace Manicacci et Fernand Trompette. Ils sont, de plus, des piliers de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO).
Sous l’impulsion de Léon Blum, Daniel Mayer et son épouse Cletta fondent le Comité d’Action socialiste (CAS) en mars 1941. Ils ont été invités à ne pas quitter la France pour Londres afin de mobiliser et d’organiser la résistance socialiste.
Vous serez la-bas deux bouches de plus à nourrir et sans compétences militaires. Ici, il y aura du travail à faire. il faut poursuivre la guerre, reconstruire le Parti, l’orienter dans la lutte contre l’occupant et contre Vichy. Vous serez plus utiles ici
Les mots de Léon Blum au couple Mayer.
Des actions individuelles naissent dès l’automne 1940, mais la fracture géographique française entre la zone libre et la zone occupée ne permet pas une ligue commune socialiste. Pour Gaston Defferre, la résistance s’amorce fin 1940, dans le réseau Brutus (anciennement réseau Fleurs), fondé par le capitaine Pierre Fourcaud, puis repris par son frère Boris et enfin dirigé par le CAS.
Les premières actions de résistance des socialistes, ainsi que le lien avec la France libre du Général de Gaulle, via la voix de Pierre Fourcaud, constituent l’acte fondateur et à venir d’un réseau de résistance uniforme sans couleur politique. En effet, Pierre Fourcaud est un homme proche des idées d’extrême droite, mais le réseau est laissé entre les mains de socialistes. C’est en effet un moyen pour tous de trouver une légitimité dans leurs actions.
Dans cette veine, Gaston Defferre soutient la création du Conseil national de la Résistance, une forme d’Union sacrée de la résistance. Defferre entre en clandestinité lors de l’occupation totale de la France par l’Armée allemande le 12 novembre 1942. Il prend la tête du réseau Brutus après l’arrestation et la déportation des dirigeants précédents.
Libération de Marseille
La libération de Marseille se déroule entre le 21 et le 28 août 1944, en parallèle de la libération de Paris par la 2ème DB de Leclerc et les résistants. Une grève générale se déclare à partir du 20 août, et le 23 août, Gaston Defferre installe un pouvoir insurrectionnel à l’Hôtel de ville.
La libération est également permise grâce à l’arrivée des troupes régulières débarquées le 15 août. Ce sont la 3e division d’infanterie algérienne, les tabors marocains et les blindés de la 1re division blindée qui participent activement à la défaite des Allemands retranchés au fort Saint-Nicolas et à la basilique Notre-Dame-de-la-Garde.
Au début de la libération de la ville, le 21 août, Gaston Defferre s’empare du Petit Provençal, avec l’aide notamment de Nick Venturi, Xavier Culioli et André Ambrosi. Initialement pour le maintien des hostilités et contre l’armistice, le journal publie le 19 juin 1940, en Une, l’appel du général de Gaulle. Néanmoins, dès 1941, le journal devient un rapporteur des idées politiques du régime de Vichy. C’est donc une cible de choix pour Defferre. Il s’attribue une majorité des parts du journal et le renomme Le Provençal. Cet outil fort pratique pour couvrir la libération de la France devient par la suite un puissant levier pour se maintenir politiquement.
Il faut attendre le 28 août pour que la ville de Marseille soit totalement libérée. Le général Hans Schaefer, chef de la 244e Division allemande, capitule et la résistance allemande cesse. On compte 1400 Français tués, blessés et disparus, contre 2000 Allemands et 11 000 prisonniers.
De la politique locale, jusqu’à Paris et ailleurs
Gaston Defferre récupère la mairie de Marseille dès la libération en 1944, jusqu’en 1945. Il laisse la place aux communistes, puis aux gaullistes, avant de revenir en 1953 et de ne quitter son siège qu’à sa mort, en 1986.
À la sortie de la guerre, il connaît une promotion éclair dans les arcanes politiques françaises, avec des postes ministériels et des responsabilités au sein de l’Assemblée consultative provisoire à la Libération.
Une carrière politique prolifique
Gaston Defferre est rapidement intégré au gouvernement par Félix Gouin, président du conseil, en tant que secrétaire d’État à la présidence du Conseil, chargé de l’Information de janvier à juin 1946. Il continue ensuite comme secrétaire d’État à la France d’outre-mer dans le gouvernement Léon Blum de décembre 1946 à janvier 1947.
Plus tard, Defferre est nommé ministre de la Marine marchande dans les gouvernements de René Pleven (juillet 1950-mars 1951) et d’Henri Queuille (mars 1951-juillet 1951). En 1956-1957, sous le gouvernement de Guy Mollet, il occupe le poste de ministre de la France d’outre-mer, travaillant avec son premier directeur de cabinet, Pierre Messmer, sur la décolonisation de l’Afrique subsaharienne.
C’est à cette période qu’il rédige la loi-cadre qui portera son nom, préparant la voie à l’indépendance des colonies africaines.
La décolonisation de l’Afrique
En 1956, l’Union française s’étend sur un territoire immense, couvrant plus de sept millions de kilomètres carrés, soit plus de dix fois la superficie de la France métropolitaine. De l’Afrique du Nord au Sahara, jusqu’à l’Équateur, l’Afrique noire est organisée en deux grandes fédérations : l’Afrique Occidentale française (AOF) et l’Afrique Équatoriale française (AEF). Ces fédérations comprennent douze territoires, auxquels s’ajoutent le Togo et le Cameroun, anciennes colonies allemandes placées sous tutelle française par la Société des Nations.
Le pouvoir est entre les mains du Gouverneur général, et les “sujets” de la France, sont devenus des citoyens depuis 1946. Néanmoins, ils sont nombreux à ne pas posséder le droit de vote, tout en étant des citoyens du 2e collège. Cette situation intolérable et complètement discriminante est supprimée par Gaston Defferre en 1956, mais n’est appliquée en Algérie qu’au retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958. Il est déjà bien trop tard.
Le 31 janvier 1956, Guy Mollet, président du conseil, annonce que le gouvernement veut permettre l’autodétermination des territoires d’outre-mer. Gaston Defferre est nommé ministre de la France d’outre-mer à cette occasion. Defferre est convaincu que la situation en Afrique est prête à exploser. Dans ce sens, il propose une loi-cadre, qui permet de limiter le vote du Parlement, et donc de faciliter le travail du gouvernement.
Moins d’un mois après la formation du gouvernement, la loi-cadre est prête, alors qu’était fixée la date du 1er mars 1957 comme dernier délai. Gaston Defferre s’adresse avec ses mots, à l’Assemblée de l’Union française :
Trop de fois, au-delà des mers, les Français ont donné l’impression qu’ils n’étaient pas capables d’agir en temps utile ; trop souvent, nous avons été le jouet des événements… Aujourd’hui… si nous savons -dominer les événements, si nous savons les devancer, alors nous pourrons rétablir [en Afrique noire] un climat de confiance et de concorde…
Présentée comme une loi visant à décentraliser l’administration et la politique, la loi-cadre détaille en quinze articles les réformes nécessaires et les étapes pour les réaliser. Elle instaure le suffrage universel et un collège unique dans tous les territoires.
La loi crée des conseils de gouvernement comprenant cinq membres élus par l’assemblée locale et quatre fonctionnaires nommés par le gouverneur général, avec des compétences étendues couvrant toutes les questions d’intérêt local. Les pouvoirs des assemblées territoriales sont renforcés, et l’administration est réformée pour favoriser l’intégration et la promotion des populations locales.
Les débats parlementaires sur cette loi sont rapides, reflétant la conscience de l’urgence des réformes en Afrique noire chez les partisans de ces changements. Les opposants, préoccupés par la situation en Algérie, se mobilisent contre. Le 19 juin 1956, moins de six mois après la formation du gouvernement, l’Assemblée nationale adopte la loi-cadre avec une large majorité (470 voix contre 105).
Le Conseil de la République l’approuve également sans difficulté, et le 23 juin, la loi est promulguée, autorisant le gouvernement à mettre en œuvre les réformes nécessaires pour l’évolution des territoires relevant du ministère de la France d’outre-mer.
La décentralisation du pouvoir
Les premières lois de décentralisation sont adoptées lors de la prise de fonction de François Mitterrand. Gaston Defferre, alors ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation, est en charge de les préparer.
L’objectif est simple : mettre un terme à la tutelle de collectivités sur d’autres, maintenir les différentes structures d’administration locale existantes, tout en offrant des compensations financières en fonction des transferts de compétences réalisés.
Entre mars 1982 et juillet 1983, trois lois majeures sont promulguées :
- La loi du 2 mars 1982 sur les droits et libertés des communes, départements et régions.
- La loi du 7 janvier 1983 sur la répartition des compétences entre les communes, départements, régions et l’État.
- La loi du 22 juillet 1983, complémentaire à celle du 7 janvier 1983.
Ces lois entraînent cinq changements principaux :
- La tutelle préfectorale est abolie. L’État contrôle désormais les actes des collectivités locales a posteriori via les préfets, tribunaux administratifs et chambres régionales des comptes.
- Le conseil général élit désormais son autorité exécutive. Ce n’est plus le préfet, mais le président du conseil général qui met en œuvre les politiques départementales.
- La région devient une collectivité territoriale autonome, administrée par un conseil régional élu au suffrage universel.
- L’État transfère des blocs de compétences aux communes, départements et régions.
- Les aides financières de l’État aux collectivités locales sont globalisées sous forme de dotations : dotations globales de fonctionnement, d’équipement, de décentralisation.
Les bilans de cette décentralisation montrent de nombreux acquis, tels qu’une meilleure prise en compte des problèmes locaux et un renforcement de l’initiative des collectivités. Cependant, des frictions entre l’État et les collectivités, ainsi qu’entre les collectivités elles-mêmes, sont également notées.
De plus, le transfert de moyens est jugé insuffisant. Constitutionnellement, rien n’a changé : la France reste un pays unitaire, la démocratie locale n’est pas étendue et le nombre de collectivités demeure inchangé.
Un homme qui a marqué Marseille et la France
Les actions menées par Gaston Defferre durant la Seconde Guerre mondiale, puis son implication dans le populaire média Le Provençal (mais aussi Le Méridional), ainsi que sa longévité à la mairie de Marseille, font de lui un véritable Marseillais qui a su marquer durablement ce territoire.
Plus qu’un symbole de la cité phocéenne, Gaston Defferre est un modernisateur de la France, avec son implication dans la décentralisation, qui, encore aujourd’hui, est un maître mot du gouvernement français. L’idée n’est pas ici de faire le constat des politiques menées, mais simplement de rendre hommage à cet homme qui a durablement marqué la Ve République.
Dans la nuit du 5 au 6 mai 1986, Gaston Defferre fait une chute, certainement provoquée par la prise d’un soporifique. Il est victime d’une hémorragie au cou. Il tombe dans un coma irréversible. Il décède le lendemain matin.
Un hommage national lui est rendu le 12 mai. De nombreuses personnalités politiques font le déplacement, marquant, de surcroît, son importance dans le monde politique français.
Gaston Defferre, ou M. de Ferre.
Gaston Defferre est aussi connu pour un fait plus atypique. Le 21 avril 1967, il dispute contre René Ribière le dernier duel pour l’honneur de l’histoire de France, qu’il remporte.
Ce duel est causé par une injure de Defferre dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale à René Ribière : “Taisez-vous, abruti !“. Refusant de retirer son injure et de s’excuser, Ribière, avec témoins, le provoque en duel. Le duel a lieu à Neuilly-sur-Seine et est arbitré par le député gaulliste Jean de Lipkowski.
Quelques liens et sources utiles
Defferre Gaston (1910 – 1986), Universalis.fr
Ollivier, Anne-Laure. « Notabilité et modernité politique. Le cas de Gaston Defferre, 1944-1986 », Histoire@Politique, vol. 25, no. 1, 2015, pp. 103-119.
« Brutus, des résistants et des frères », Humanisme, vol. 278, no. 3, 2007, pp. 16-21.
7 mai 1986, la mort de Gaston Defferre, La Croix, 1986
D. Mayer, Les socialistes dans la résistance. PUF, 1968, p.12
Aurélie Foulon, Histoire. Defferre-Ribière, le dernier duel pour l’honneur, Le Parisien, 2017
Guillaume Pollack, Retrouver la résistance socialiste : les débuts du Comité d’Action Socialiste (1940-1942), Fondation Jean Jaurès, 2021
Georgette Elgey, Gaston Defferre fait adopter la loi-cadre sur l’évolution des territoires d’outre-mer, France Archives
Les lois Defferre, premières lois de décentralisation, Vie Publique, 2019