S’il y a bien un homme dont l’histoire ressemble à un roman épique moderne, c’est Jack Ma. Fondateur d’Alibaba, il a refait surface en février 2025 aux côtés de Xi Jinping, après quatre années d’absence quasi-totale sur la scène publique à la suite d’un discours ayant provoqué la colère du pouvoir chinois. Longtemps entrepreneur le plus admiré de Chine, Jack Ma s’est ainsi fait humilier, et a dû se transformer en ermite digital pour ne pas périr sous les feux de la colère de Xi Jinping. Retour sur la surprenante métamorphose de Jack Ma, et sur les enseignements que l’on peut en tirer.
L’ascension d’un outsider devenu titan de la tech
Né le 10 septembre 1964 à Hangzhou, Jack Ma a incarné très tôt le rêve entrepreneurial chinois. Issu d’un milieu modeste, il sait que la seule manière d’échapper à son destin est d’entamer des études supérieures. Après avoir échoué deux fois à l’examen d’entrée, il finit toutefois par être admis à l’Université normale de Hangzhou, où il réussit à obtenir un diplôme d’anglais. Il démarre ainsi une carrière de professeur, mais celle-ci ne lui permet de gagner que 12 dollars par mois.
Une vie précaire, qui bascule en 1995. Cette année-là, Jack Ma accompagne une délégation chinoise aux Etats-Unis en tant que traducteur, et découvre par hasard Internet. Fasciné par cette invention numérique, il a de suite une idée : connecter les PME chinoises au marché mondial grâce à une plateforme digitale accessible.
C’est ainsi qu’il crée en rentrant dans son pays China Pages, qui fut l’un des premiers annuaires en ligne pour les entreprises chinoises. Une vision audacieuse, mais qui sera un échec commercial retentissant.
Jack Ma ne se décourage cependant pas, et continue à essayer de percer dans le numérique, malgré le fait qu’il n’ait aucune formation en informatique. En 1999, avec l’aide de 17 amis et collègues, il vient ainsi inventer dans son appartement Alibaba, dont le capital de départ ne s’élève qu’à 500 000 yens (environ 60 000 dollars). Son but est clair : créer une place de marché B2B entre les fournisseurs chinois et les acheteurs étrangers. Un pari une nouvelle fois risqué, puisque le marché chinois est alors surtout tourné vers l’industrie lourde, et non vers le commerce électronique, puisque seulement 1% de la population chinoise est alors connectée à Internet. Mais contrairement à China Pages, l’idée novatrice séduit, et Goldman Sachs ainsi que SoftBank investissent en 2000 25 millions de dollars dans l’entreprise.

Par la suite, en 2003, Alibaba se développe et lance en ligne Taobao sur le marché chinois pour contrer l’influence américaine de eBay. Grâce à une stratégie locale très agressive, basée sur un service client accessible et un accès gratuit pour les vendeurs, Alibaba finit par remporter la guerre du e-commerce, et contraint eBay à fermer ses portes en Chine en 2006.
Jack Ma continue derrière de prospérer, et lance en 2004 Alipay, une solution de paiement en ligne devenue l’un des piliers de la fintech chinoise avec pas moins d’un milliard d’utilisateurs. Il atteint enfin le graal en 2014, année où Alibaba est introduite en bourse avec 25 milliards de dollars levés, soit un record mondial. Un événement qui permet à Jack Ma de devenir de 2018 à 2020 l’homme le plus riche de Chine, avec une fortune estimée en 2020 à plus de 60 milliards de dollars.
Devenue une célébrité mondiale, reconnue pour son charisme et ses talents d’orateur, Jack Ma a ainsi longtemps incarné une Chine conquérante et créative. Mais tout finit par basculer pour lui en octobre 2020.
Le discours de Shanghai, ou le début de la chute
Réduire Jack Ma à un simple businessman serait très réducteur. L’homme s’est en effet très vite révélé être un provocateur intellectuel, dénonçant dès les années 2010 dans des discours à Davos ou à Stanford la rigidité des institutions, l’intelligence artificielle ou bien encore les limites du capitalisme. Mais si ce franc-parler a forgé sa réputation outre-Atlantique, c’est aussi ce qui a causé sa perte dans son pays natal.
Le 24 octobre 2020, Jack Ma commet ainsi la plus grosse erreur de sa carrière. Invité au Bund Summit de Shanghai, il s’avance pour prononcer un discours devant un large parterre de responsables politiques et financiers. Mais alors qu’il aurait pu simplement se contenter de vanter les mérites économiques de la Chine, il décide pendant 21 minutes de critiquer ouvertement le système financier chinois. Il dénonce ainsi la frilosité des régulateurs chinois, pointe du doigt l’archaïsme du système bancaire national et appelle à une réforme radicale pour soutenir l’innovation.
“Le système financier actuel est l’héritage de l’ère industrielle. Nous devons en créer un nouveau pour la prochaine génération et les jeunes”
Un véritable suicide commercial pour Jack Ma, qui semble avoir oublié une règle fondamentale : en Chine, même les milliardaires les plus puissants restent soumis au Parti communiste. Or, comparer les banques à des “prêteurs sur gage” est évidemment un affront direct aux autorités financières, et indirectement au pouvoir. La déclaration est d’autant plus terrible qu’elle intervient à un moment où Xi Jinping souhaite renforcer l’autorité du Parti sur les entreprises privées, notamment dans la finance.
Répression et démantèlement : la réponse violente de Pékin
Les conséquences vont sans surprise être catastrophiques. 48 heures après ce discours, Jack Ma est convoqué par les régulateurs chinois. Par la suite, la Chine a décidé le 3 novembre de suspendre l’introduction en bourse de Ant Group, qui gère notamment Alipay, deux jours seulement avant son intégration officielle. Une perte considérable pour Jack Ma, qui aurait pu amasser 37 milliards de dollars, et devenir ainsi l’homme le plus riche du monde grâce à une entreprise alors valorisée à 313 milliards de dollars.
Mais les sanctions ne se sont pas arrêtées là. Alibaba est en effet condamnée en avril 2021 à une amende de 18,2 milliards de yuans (= 2,8 milliards de dollars) pour abus de position dominante, tandis que Ant Group est contraint par la Banque centrale de se restructurer comme une holding financière, ce qui le soumet donc à des règles plus strictes équivalentes à celles des banques commerciales. Toutes les pratiques commerciales fructueuses de Jack Ma sont donc globalement impactées par la vaste campagne de “rectification” des grandes entreprises privées du numérique menée par Pékin au nom de la stabilité sociale et de la “prospérité commune”. Bilan : la fortune de Jack Ma a été divisée en deux, passant de 60 à 27 milliards de dollars aujourd’hui.
La disparition de Jack Ma : stratégie volontaire ou exil forcé ?
Après ce discours aux conséquences désastreuses, Jack Ma disparaît totalement de la scène publique entre novembre 2020 et janvier 2021. Il refait brièvement surface en début d’année dans une vidéo adressée à des enseignants ruraux par la fondation Alibaba, mais sans aucun message économique ou politique à délivrer.

Par la suite, entre 2021 et 2023, Jack Ma multiplie les séjours à l’étranger pour se faire oublier du grand public. Il a ainsi séjourné de longs mois au Japon, où il a été accueilli par le PDG de SoftBank Masayoshi Son et logé dans un quartier huppé de Tokyo. Il enseigne d’ailleurs brièvement à l’université de la capitale en mai 2023 sur des sujets comme l’entreprenariat, le développement durable et l’intelligence artificielle.
Il a aussi été aperçu en Espagne sur un yacht, et aux Pays-Bas en train de visiter des centres de recherche agricoles spécialisés en serres high-tech. Enfin, il a été aperçu en janvier 2023 en Thaïlande dans une ferme biologique.
Durant ce laps de temps, Jack Ma fait aussi quelques apparitions ponctuelles en Chine sur des événements philanthropiques ou des visites d’écoles, dans lesquelles il essaye de montrer son alignement sur les priorités sociales du régime. Sa fondation éponyme, active depuis 2014, a également distribué des bourses à pas moins de 2000 enseignants ruraux et financé des programmes environnementaux, ce qui a envoyé un message positif au régime concernant sa volonté de rédemption.
Une stratégie de réhabilitation qui sera longue, mais qui finira par porter ses fruits en février 2025, date à laquelle Jack Ma est réapparu aux côtés de Xi Jinping lors d’une réunion officielle. Il faut dire que Jack Ma avait autant besoin de l’appui du régime que l’inverse, puisque la Chine était alors confrontée à une crise immobilière et à un chômage des jeunes très élevé. Symbole de réussite entrepreneuriale, la marginalisation de Jack Ma a nui clairement à l’innovation et à la compétitivité entrepreneuriale du pays
En un sens, l’exil “forcé” de Jack Ma a suscité le manque, et c’est ce qui lui a permis de revenir aussi vite dans les petits papiers du régime. La leçon qu’offre ici Jack Ma est claire : accepter l’effacement temporaire peut ouvrir la voie à un retour en grâce à condition de montrer son utilité sociale et son alignement stratégique.
Quelles leçons en tirer ?
En s’attaquant à Jack Ma, la Chine n’a pas uniquement sanctionné son discours critique. L’homme a servi d’exemple pour envoyer un message clair : aucun pouvoir économique ne doit faire ombrage au pouvoir politique. Les entrepreneurs sont tolérés en Chine, et même parfois valorisés, mais ils ne doivent jamais remettre en cause la hiérarchie étatique, sous peine d’être considérés comme des menaces existentielles.
La chute de Jack Ma a marqué la fin d’une époque où les grandes figures de la tech chinoise pouvaient jouer un rôle quasi-messanique, à la manière de Jeff Bezos ou d’Elon Musk aux Etats-Unis. Si les entrepreneurs mondiaux doivent tous composer avec le marché, les régulateurs et les médias, ceux provenant de Chine doivent aussi prendre en compte la politique de l’Etat-parti, soit un obstacle embêtant dans la course folle à l’innovation. Jack Ma a franchi une ligne rouge invisible avec son discours en éclipsant l’autorité publique, ce qui a causé temporairement sa perte.
Son retour en phoénix permet toutefois de tirer trois leçons majeures pour le monde de l’entrepreneuriat. D’abord, il est important de maintenir l’humilité, même lorsqu’on connaît le succès. Ensuite, il est indispensable de comprendre et de respecter l’environnement politique dans lequel on se trouve. Enfin, la résilience est le meilleur moyen de se relever en cas d’échec.
Aujourd’hui, Jack Ma vit entre l’Asie et l’Europe de manière très discrète et suit ces règles tacites. Son parcours sinueux continue toutefois de soulever deux questions aussi centrales que dérangeantes pour le futur chinois. Premièrement, est-ce que la Chine peut continuer à innover aussi vite que ses adversaires si elle continue de brider ses innovateurs, et deuxièmement, est-ce que le contrôle politique chinois est compatible à terme avec l’agilité requise dans les technologies émergentes ?
Quelques liens et sources utiles :
Duncan Clark, Alibaba : L’incroyable histoire de Jack Ma, le milliardaire chinois, Les Pérégrines, 2017
Amrahs Hseham, Apprenez l’art des Affaires de Jack Ma, Mds0, 2023