Le 31 juillet 1944, il y a maintenant 79 ans, dans une tiède matinée de juillet, décollait l’avion d’Antoine de Saint-Exupéry, figure de l’aviation française. Il était alors 8h30 et il avait reçu comme mission de faire du repérage.
Cette mission lui est interdite au départ en raison d’antécédents lors d’autres missions où il a failli perdre la vie. Alors, ce vol, il l’obtient à force d’insistance : ce devait être son dernier.
Mais les heures s’accumulent et pas de nouvelles du pilote. Chaque minute qui passe épaissit l’inquiétude de ceux qui sont restés au sol : où est passé le commandant de Saint-Exupéry ?
Il est 13h30, il ne lui reste qu’une heure de carburant. Puis, sonne le glas à 14h30 : les chances de le retrouver vivant s’éteignent, il ne peut plus être dans les airs. Son engagement pour défendre la France par les armes prend fin.
La bataille de France
En 1939, avec l’entrée en guerre de la France, il est mobilisé à Toulouse, mais seulement à l’enseignement technique. C’est que son état de santé n’est pas jugé suffisant pour qu’il puisse rejoindre les airs.
Néanmoins, un homme d’action comme lui ne peut se contenter de cela. Il insiste et obtient une affection qui lui correspond mieux : en reconnaissance, rôle qu’il occupe jusqu’à la défaite.
L’entrée en guerre de Saint-Exupéry
Ce n’est pas en guerrier acharné qu’il part au combat. Non pas qu’il ne veuille pas défendre la France, loin de là. Lui qui s’est jeté dans le combat de son plein gré, nul ne peut lui jeter la moindre pierre. En fait, il combat pour l’honneur de la France avant tout et cultive en parallèle son dégoût pour la guerre. On retrouve d’ailleurs ceci, dans Terre des hommes, pour pointer du doigt les guerres :
Dans un monde devenu désert, nous avions soif de retrouver des camarades : le goût du pain rompu entre camarades nous a fait accepter les valeurs de guerre. Mais nous n’avons pas besoin de la guerre pour trouver la chaleur des épaules voisines dans une course vers le même but. La guerre nous trompe. La haine n’ajoute rien à l’exaltation de la course
Antoine De Saint-Exupéry, Terre des hommes
Une émigration vers les États-Unis
Cette « maladie » qu’est la guerre et qui gangrène tout, il accepte pourtant d’y participer jusqu’au bout.
Avec la défaite française, ces plans évoluent : il demeure en France jusqu’à la fin de l’année 1940, puis émigre aux États-Unis. C’est là-bas qu’il découvre aussi de nombreux donneurs de leçons, qui n’hésitent pas à donner leur ressenti sur la guerre, à blâmer la France, etc.
Là-bas, il fréquente alors toute une intelligentsia qui aime à donner des leçons sur la défaite française, qu’ils soient gaullistes ou non. Cela le pousse à ne rester que provisoirement aux États-Unis et le pousse dans une certaine mélancolie.
Tout cet environnement le dégoûte très rapidement. De plus, éloigné de toute action, il ne parvient pas à avoir l’esprit tranquille : tout cela le pousse à rentrer dès 1943.
Le regard de Saint-Exupéry sur la guerre
Son point de vue sur la guerre, il nous le confie au travers de Pilote de guerre, publié d’abord aux États-Unis sous le nom de Flight to Arras en 1942.
La publication de Pilote de guerre
C’est en 1943 qu’il arrive en France, très rapidement écoulé mais surtout interdit par le pouvoir en place : c’est un ouvrage anti-nazi et qui pousse à la résistance.
Dedans il partage ses observations à propos de la « débâcle » française, tout en confiant quelques jugements sur la guerre en elle-même, sur l’homme, son rôle, son engagement… Cette défaite, elle était programmée à ses yeux, inévitable. Comme Marc Bloch, historien et résistant français fusillé en 1944, l’a fait dans L’Étrange Défaite, il livre un constat, un rapport sur les raisons de la défaite.
L’honneur de la France et des hommes
Saint-Exupéry n’arrive pas à supporter les donneurs de leçons perpétuels qui estiment que la France s’est battue inutilement, voire qu’elle s’est mal battue. Pour lui, l’honneur de la France était dans le fait qu’elle se batte même si la défaite était inéluctable, son honneur c’est son consentement au sacrifice. Ce n’est pas sur la défaite de la France qu’il faut la juger, mais sur le don qu’elle fait de sa personne pour permettre aux autres nations de résister, de se préparer.
En même temps que ses observations sur la défaite française et sur la guerre, la place de l’homme est un thème central. Très présent dans son œuvre, il le développe une nouvelle fois ici. Il porte un profond pessimisme sur l’évolution de l’homme et cette mélancolie ne cessera de s’accroître au fur et à mesure des années, jusqu’à son dernier vol.
Le gaullisme et Saint-Exupéry
Si cette censure de Vichy était prévisible, une autre vient néanmoins nous étonner aujourd’hui. De Gaulle lui-même refuse l’ouvrage et le fait censurer en Algérie. Cette opposition du général s’explique en vérité par plusieurs points. D’abord, les relations entre Saint-Exupéry, De Gaulle et plus généralement, les gaullistes, ne sont pas particulièrement sereines.
La méfiance de Saint-Exupéry
Saint-Exupéry est assez méfiant et observe d’un mauvais œil la façon dont beaucoup de monde se réunit derrière la figure de De Gaulle. Il n’apprécie pas l’idée que De Gaulle soit une figure intouchable et que s’attaquer à lui revient à se mettre à dos une meute de gaullistes. Cette figure d’idole lui paraît excessivement néfaste et dangereuse. En outre, Saint-Exupéry n’a pas une admiration particulière pour De Gaulle. Cette méfiance se manifeste dans ses écrits, comme en témoigne cette lettre à son éditeur américain Curtice Hitchcock :
Je suis très impressionné par cette bande de fous, leur appétit de massacres entre Français, leurs souhaits en ce qui concerne la politique d’après-guerre. Vous serez un jour de mon avis, Curtice, vous sourirez avec mélancolie en songeant que l’on me traitait de parasite à cause de mon refus d’adhérer au gaullisme ! Croit-on encore que le gaullisme représente la démocratie et le général Giraud la tyrannie ? Je reprocherai plutôt à Giraud d’avoir été faible comme un mouton et d’avoir cédé sur tous les points au candidat dictateur.
Lettre à Curtice Hitchcock
On a longtemps mal considéré la position de Saint-Exupéry car il ne voulait pas rejoindre De Gaulle. Sa position était peu comprise – ou plutôt, on ne prenait pas le temps de la comprendre.
Si Saint-Exupéry ne condamne pas l’armistice, ce n’est pas en raison d’une quelconque estime qu’il a pour les nazis, Vichy ou Pétain. Bien au contraire, plus la situation avance et plus Saint-Exupéry considère le gaullisme comme un « fascisme sans doctrine ». En conséquence, il préfère soutenir Giraud.
Une damnatio memoriae de Saint-Exupéry par le gaullisme ?
De Gaulle prend la mesure des mots de Saint-Exupéry. Il refuse d’avoir des adversaires qui viendraient ternir ce qu’il essaye de construire, surtout lorsqu’ils sont aussi prestigieux que Saint-Exupéry. De Gaulle essaye alors d’envoyer Joseph Kessel en Amérique pour soutenir le gaullisme, et surtout pour contrer l’influence de Saint-Exupéry.
Néanmoins, cela n’aboutit pas. Malgré tout, De Gaulle « commande » un livre à Kessel afin de montrer, en des termes très élogieux, ce qu’est la résistance au public : ce sera l’Armée des ombres, pendant gaulliste à Pilote de guerre.
Cette volonté gaulliste de s’opposer à Saint-Exupéry suinte dans les actions du général : le 30 octobre 1943, Saint-Exupéry n’est pas cité parmi les écrivains français qui ont été combattants pendant la bataille de France – là où les communistes sont pourtant désignés. Saint-Exupéry est lassé de ces querelles incessantes et il écrit :
D’ailleurs mon crime est toujours le même : j’ai prouvé aux États-Unis qu’on pourrait être bon Français, anti-allemand, antinazi et ne pas plébisciter cependant le futur gouvernement de la France par le parti gaulliste. Et, en effet, ce problème-là n’est pas rien. C’est à la France de décider. De l’étranger, on peut servir la France, non la gérer. Le gaullisme devrait être une arme au combat, au service de la France. Mais on les injuriait en leur disant ça. Depuis trois ans, je ne les ai jamais entendus parler que sur le gouvernement de la France. Mais moi, je ne trahirai jamais « sa substance ». La France n’est pas Vichy et la France n’est pas Alger et la France est dans les caves. Qu’elle s’offre les hommes d’Alger pour chefs si ça lui plaît. « Mais ils n’ont aucun droit ». Je suis d’ailleurs absolument certain qu’elle les plébiscitera. Par haine d’un Vichy malpropre et par ignorance de leur essence. Ça c’est la misère d’un temps où manque toute lumière. On n’évitera pas la terreur. Et cette terreur fusillera au nom d’un Coran informulé. Le pire de tous.
Saint-Exupéry en 1944
D’autres citations témoignent de son scepticisme envers la méprisante attitude de nombre de gaullistes. Alors qu’il risque sa vie dans une de ses dernières missions il écrit :
Tandis que je ramais sur les Alpes à vitesse de tortue, à la merci de toute la chasse allemande, je rigolais doucement en songeant aux super-patriotes qui interdisent mes livres en Afrique du Nord
Lettre à Pierre Dalloz
Dans une autre lettre à un autre il écrit :
Tandis que je ramais sur les Alpes à vitesse de tortue, à la merci de toute la chasse allemande, je rigolais doucement en songeant aux super-patriotes qui interdisent mes livres en Afrique du Nord.
Lettre à Nelly de Vogüé
Une morale de l’engagement
Au-delà des gaullistes, Saint-Exupéry fait grincer des dents d’autres personnages.
Les autres adversaires de Saint-Exupéry
C’est l’exemple éloquent d’André Breton qui attaque Saint-Exupéry. Il lui répond alors d’une lettre assassine où on peut lire, entre autres, qu’André Breton est « l’homme des camps de concentration spirituel ».
On ne s’étonne pas non plus que les théoriciens de l’engagement intellectuel, à la Sartre, qui n’ont pas brillé pendant la Seconde Guerre mondiale par leur engagement contre la collaboration, ne soient pas très enclins à vouloir faire revivre cette figure de Saint-Exupéry.
La morale de Pilote de guerre
Malgré toutes ces turpitudes, il n’hésite pas à revenir pour combattre dès avril 1943, pour se battre jusqu’à son dernier souffle.
Saint-Exupéry développe une véritable morale de l’engagement, aussi bien dans ses actions que dans son œuvre. C’est la responsabilité de l’homme de s’engager. C’est sa liberté qui est en jeu. Lui, il n’aura rien à se reprocher. De ce combat face à la barbarie, il en a été deux fois et volontairement. Jusqu’à la fin, il demeure fidèle à cet engagement personnel. Lui qui était « épouvanté par la termitière future » restera fidèle à sa morale jusqu’au bout. Et, comme il l’écrit, ce qui résume assez bien sa pensée :
« Le métier de témoin m’a toujours fait horreur. Que suis-je si je ne participe pas ? »
Indéniablement cet auteur doit être lu, nous vous conseillons de découvrir ses oeuvres.
Quelques liens et sources utiles
GERBER François, Saint-Exupéry, écrivain en guerre, Paris, Éditions Jacob-Duvernet, 2012.
SAINT-EXUPERY Antoine de, Pilote de guerre, Paris, Folio, 1972.