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L’opération « Mains Propres » ou la naissance du populisme italien

Comment l'opération "Mains Propres" menée par un juge a contribué à l'émergence du populisme en Italie, avec le mouvement "Cinq Étoiles".
Serment du Président de la République Francesco Cossiga, le 3 juillet 1985 - République italienne | Domaine public
Serment du Président de la République Francesco Cossiga, le 3 juillet 1985 – République italienne | Domaine public

Comme le dit le politiste Da Empoli, les juges ont incarné un premier moment populiste, une note du parquet de Milan écrivant dans une note : « Quand les gens nous applaudissent dans la rue, ils s’applaudissent eux-mêmes« , figure du petit fonctionnaire se vengeant des puissants.

Mani pulite est une opération judiciaire qui, aujourd’hui encore, marque la politique italienne.

L’équilibre politique de la première République

Jusque dans les années 70, le système italien et la première République avaient comme pivot deux partis : le plus grand parti communiste d’Europe dans le rôle de l’opposition et la Démocratie Chrétienne, parti de gouvernement dans le pays du Vatican.

Le PSI (Parti socialiste italien) devait alors se contenter d’être l’aile gauche de la DC (Démocratie chrétienne) dans des coalitions gouvernementales. Il jouait un rôle mineur, d’autant plus que la DC et le PCI avaient leurs propres canaux de financement (le Vatican et Moscou). En 1976, année du compromis historique entre Berlinguer (PCI) et Aldo Moro (DC), le PSI fut marginalisé encore plus.

La montée en puissance de Bettino Craxi

C’était sans compter sur l’enlèvement puis l’assassinat de Moro en 1976, alors qu’il s’apprêtait à devenir le président du Conseil. Le refus de négocier de la direction de la DC mena à la mort de Moro. Le leader socialiste Bettino Craxi sut alors profiter de la situation, sa popularité ne cessa de grimper pour devenir en 1987 Premier ministre, au nom d’une gauche moderne libérée du communisme et adoptant à bras ouverts l’économie de marché, avec un Parti socialiste se rangeant derrière les préceptes de l’économie de marché.

Bettino Craxi incarna alors le tournant libéral des années 80 dans un pays en crise : inflation, records et faible compétitivité après le choc pétrolier. Il n’hésita pas à endosser le costume d’homme fort prêt à mettre en place des mesures impopulaires dites de modernisation de l’économie contre ses ennemis jurés communistes, représentant à ses yeux une page de l’histoire à tourner. L’exemple le plus marquant fut la fin de l’échelle mobile des salaires (indexation des salaires sur l’inflation) assumée par Craxi, ce qui lui valut d’être hué par les communistes et les classes populaires.

Une Italie qui se relève, une Italie puissante

La mesure se révélera efficace pour stabiliser l’inflation. Craxi devint alors l’homme fort d’une nouvelle gauche et d’un nouveau type politique, bientôt débarrassée des communistes et ne jurant que par les mots responsabilité, économie de marché… Nous sommes dans la fin des années 80, du début également des privatisations, du débat sur l’entrée dans l’Union européenne.

Au niveau international, le président du Conseil se révèle capable de tenir tête aux Américains et permet à l’Italie de devenir une force d’importance dans le bassin méditerranéen grâce à ses relations avec la Libye et la Tunisie… Liens qui se révéleront très utiles quand il se retrouvera dos au mur. Mais nous verrons cela plus tard.

Cette politique libérale dans une Italie en crise renforce la méfiance des Italiens envers les politiciens : les traditionnels représentants du peuple (les communistes) sont en plein déclin électoral et ont même abandonné le mot « communiste » au profit du plus consensuel « démocrate ». Les repères d’après-guerre sont brouillés, les Italiens sont en colère, et ceux qui jusqu’alors en étaient les porte-parole (les communistes) sont en voie de disparition. Un événement va accélérer ce processus.

Un contexte politique complexe dans l’Italie des années 80

Ce qui ne devait être qu’une simple affaire de corruption parmi tant d’autres révèle l’ampleur d’un problème systémique : le financement des partis à l’aide de pots-de-vin.

Chiesa, membre du Parti socialiste italien, est arrêté en flagrant délit, touchant une somme de 7 millions d’euros de la part d’un entrepreneur en vue de lui attribuer un marché public.

Le juge protagoniste de la vengeance de l’Italien de la classe moyenne

Il est pris « les doigts dans le pot de confiture« , dira Di Pietro, ancien policier doué pour l’investigation. Le juge sait jouer du côté intrigant à l’italienne et réussie à devenir le protagoniste d’une saga populaire, autant par ses talents d’enquêteur que par son jargon, sa mise en scène faisant du petit Italien de classe moyenne qu’il était, le héros d’une vengeance contre les politiciens corrompus.

Le juge, comptant bien faire valider son intuition qu’il avait rédigée dans un article quelques années plus tôt, où il émettait l’hypothèse que la corruption était tellement endémique que les pots-de-vin étaient devenus la règle en vue de l’attribution de marchés publics.

Il découvre que Chiesa détient des comptes en Suisse au nom d’une marque d’eau minérale. Il lance à son avocat : « Dites à votre client qu’il n’y a plus d’eau minérale. » Maître Di Pietro a le sens de l’intrigue…

La corruption systémique de l’Italie

Le PSI et Craxi, pour se dédouaner de toute responsabilité, jettent l’opprobre sur Chiesa. Ce dernier finit par reconnaître les faits et passe aux aveux. Il aurait reçu des dizaines de pots-de-vin appelés « tangente » dans la terminologie italienne.

Après les élections qui ont quelque peu freiné l’enquête et confirmé la poussée de la LEGA (parti d’extrême droite), afin d’alléger leurs peines, les accusés font des révélations provoquant des arrestations en cascade. Le grand public apprend que la ville de Milan est ensevelie sous la corruption, elle est renommée « la ville des pots-de-vin » (« tangentopolis« ).

Les magistrats, ces héros de l’anti-corruption

La cote de popularité de Di Pietro augmente au fil des arrestations. Il devient alors la star de l’Italie à partir de 1992 et est aidé par Gerardo Colombo, qui a participé à l’enquête sur la loge maçonnique P2 (une organisation secrète préparant un coup d’État).

L’assassinat du juge Falcone par Cosa Nostra

Le 23 mai 1992, le juge Falcone est tué par l’organisation mafieuse sicilienne Cosa Nostra. Les magistrats défunts sont applaudis à l’arrivée du cercueil. L’archevêque s’en prend à la lâcheté des politiciens et, pour couronner le tout, la foule venue célébrer les juges siffle les politiciens et les traite d’assassins, tandis qu’elle applaudit ses nouveaux héros venus rendre hommage à leurs collègues : Colombo et Di Pietro.

Les hommes vêtus de toges deviennent le symbole de l’honnêteté du peuple italien face aux bandits de tout bord. Di Pietro ne cesse de voir sa popularité croître, atteignant jusqu’à 80 %.

Il étend ses investigations à toute l’Italie, et le nom de Bettino Craxi apparaît parmi les accusés. Celui qui jusqu’alors niait en bloc change radicalement de stratégie, et le 3 juillet 1992, dans un célèbre discours au Parlement, tente de se dédouaner mais révèle le caractère endémique de la corruption : « Je ne crois pas que dans cette assemblée l’un d’entre nous puisse dire qu’il n’a jamais eu de telles pratiques« . Face à un silence des parlementaires, Craxi sera tout de même le bouc émissaire de l’aventure judiciaire.

Discours de Bettino Craxi au Parlement en 1992

La fragilisation du monde politique italien

Le Parlement, toujours solidaire, refuse de lever l’immunité parlementaire pour Craxi. Des manifestations éclatent, des cortèges iront jusqu’à chercher l’ex-président du Conseil devant son hôtel particulier, lui jetant des pièces de monnaie au visage. On révèle ensuite que Craxi utilisait l’argent également à des fins uniquement personnelles, ayant acheté un appartement à New York avec cet argent…

Le 5 mars 1993, la classe politique se défend jusqu’au bout en rédigeant un décret pour gracier les politiciens corrompus, mais ce décret est refusé par le Président de la République, Scalfaro, qui le juge anticonstitutionnel. Une première dans l’histoire de la République italienne.

Tout a été fait pour démoraliser les magistrats : des menaces de groupes fascistes, de fausses accusations dans les journaux, des repentis de la mafia vont même jusqu’à affirmer avoir demandé aux politiciens de tuer les protagonistes en échange d’une faveur.

La voix du peuple

Mais les magistrats tiennent bon et le soutien populaire y doit probablement beaucoup. Cette popularité a été alimentée par le procès de l’ENIMONT diffusé en direct sur la RAI à partir de 1993 condamnant les politiciens pour avoir reçu des pots-de-vins de près de 90 milliards de lires par des entrepreneurs, profitant tous deux de la privatisation d’une entreprise d’État.

Le peuple italien a pu alors admirer Di Pietro user de la langue populaire de métaphores colorées, face à des puissants qui ne savaient plus comment cacher leurs doigts “plein de confiture”.

La figure de Pietro dans l’affaire ENIMONT

L’intrigue se déroule dans un petit tribunal aux murs grisonnants, les journalistes et spectateurs serrés sur les quelques rangées en bois, Di Pietro se tient debout, dos au public et son aura, son assurance, son arrogance nous donne l’impression que le public, en demande de vengeance des puissants, lui donne cette énergie face aux politiciens tremblotants assis sur le banc des accusés.

Extrait du procès ENIMONT

Il mène les interrogatoires dans un langage populaire n’hésitant pas à user de la blague, du sourire narquois, du petit pique pour déstabiliser ces hommes d’États qui, jusqu’à la veille des procès, semblaient intouchables. Il n’hésitait pas non plus à utiliser des boutades provoquant les rires du public ou à fixer son interlocuteur d’un air narquois “vulnérable”.

Parmi ses célèbres expressions on retrouve « mosca cavallina » (mouche à cheval) ou “Excusez-moi je n’ai pas compris”, utilisé pour railler l’incohérence d’un discours. Un des événements marquants a lieu lorsque Forlani, un politicien, ne sachant quoi répondre à une accusation, dit tout simplement : « Je ne me souviens pas », apparaissant nerveux sur les photos, de la salive sur les lèvres.

Un procès à la hauteur de l’Italie

Di Pietro donna à l’Italie le procès dont elle avait toujours rêvé, à la hauteur de sa comedia dell’arte. Mais point de fiction, pour une fois le politicien véreux se faisait tailler le costume par un modeste magistrat issu du peuple, parlant comme le peuple.

Sa popularité et sa crédibilité dans le rôle de magistrat populaire tiennent probablement en partie de ses origines sociales. Di Pietro, orphelin d’un père mort dans un accident de tracteur et de sa mère, décédée à dix-huit ans. Il doit gagner sa vie par différents petits boulots : glacier, puis ouvrier dans l’industrie en Allemagne. À vingt ans, il rentre en Italie pour reprendre ses études qu’il finance en travaillant dans l’industrie. En 1978, il réussit le concours de police et devient substitut du procureur.

Di Pietro, pendant les procès, partage donc cette revanche du peuple italien contre les politiciens, imposant dans le tribunal le langage populaire non seulement pour rendre le procès compréhensible, mais aussi pour les mener sur un terrain qu’ils ne maîtrisent pas.

Il vient ainsi redorer l’honneur politique de l’Italien moyen, ne manquant pas la moindre occasion pour humilier les politiciens italiens, rire d’eux et dire ce que le bon sens populaire pense d’eux.

Naissance du populisme en Italie

Mais ce langage simpliste, avec des métaphores dignes d’un artiste, était dépourvu de doctrine politique, se contentant d’opposer simplement des voleurs cyniques à un peuple prétendument pur.

Le PDS (ancêtre du PCI) s’adapta à ce tournant, adoptant un discours de plus en plus basé sur la morale en politique et de moins en moins sur l’opposition sociale. Tout comme la rhétorique de Di Pietro, qui n’a jamais remis en cause la politique libérale amorcée par Craxi, responsable de l’aventure judiciaire révélant au grand jour que l’entreprise d’État ENI, fleuron de l’industrie italienne, avait été privatisée à la suite de son rachat par l’entreprise privée EDISON. Fusion sur laquelle les politiciens italiens ont empoché d’énormes pots-de-vin. En un mot, les politiciens et les entrepreneurs se sont enrichis sur la privatisation d’une entreprise stratégique comme ENI.

La révolution Berlusconienne

Dans un paysage politique chamboulé marqué par la quasi-disparition du PSI et la division par deux des voix de la DC (Démocratie chrétienne) au profit de la Lega, qui remporte la mairie de Milan, le schéma politique commence à se modifier et cherche un nouveau leader.

« L’Italie est le pays que j’aime« , dit Berlusconi, qui réutilise le langage simple de Di Pietro et lance son parti politique Forza Italia (Allez l’Italie) à coup de millions de dollars, avec pour slogan « L’Italie des travailleurs, pas des voleurs« .

Un nouveau découpage politique en Italie

Dans le même temps, la Lega Nord, en pleine campagne électorale, sortit son slogan « Roma ladrona » (Rome voleur), le bouc émissaire était tout trouvé : l’État. La droite et l’extrême-droite, ayant su saisir l’opportunité, mènent une offensive anti-impôts, faisant oublier combien nombre d’entrepreneurs avaient les mains « pleines de confiture« , et en premier lieu le plus riche d’entre eux : Silvio Berlusconi.

Quelques mois après avoir fondé son parti, Berlusconi remporte les élections et devient le Premier ministre dans une coalition avec la Lega Nord, marquant le début de la chute du bipartisme italien et l’émergence d’une nouvelle droite faisant alliance avec la Lega et le MSI (parti néo-fasciste).

Le nouveau Premier ministre propose un poste à Di Pietro, qui refuse. Quelques mois après, l’homme d’affaires est sous le coup du célèbre magistrat. Mais le jeune président du Conseil est celui qui vient à bout du juge, mettant la pression sur lui pour le contraindre à démissionner.

« Il faut que tout change pour que rien ne change« , comme le dit si bien cette maxime du roman « Le Guépard », et cette phrase restera une loi invariable de la politique italienne. Berlusconi finira blanchi dans son affaire en 2000 et réussit à devenir le politicien le plus important de la deuxième République malgré ses 86 procès et ses 0 condamnation, aidé par une armée d’avocats.

Pendant ce temps, le 15 avril 1994, Craxi n’est plus candidat, ce qui signifie plus d’indemnité parlementaire et la prison assurée. Le 12 mai 1994, on lui retire son passeport, et quelques jours après, on découvre que l‘ancien Premier ministre avait déjà trouvé refuge en Tunisie grâce à l’aide de son ami Ben Ali.

Berlusconi et Bettino Craxi | Permission PD-ITALIA
Berlusconi et Bettino Craxi | Permission PD-ITALIA

L’héritage de Di Pietro

Ces procès et cette séquence politique laissent encore aujourd’hui une marque forte en Italie. Di Pietro se lance en politique et connaît du succès chez les électeurs de gauche avec son mouvement « Italie des valeurs« , grâce à un discours moralisateur sur la politique prêchant l’honnêteté des hommes d’État.

Mais cette focalisation sur des discours aussi consensuels est aussi le symbole de la déconnexion entre les classes populaires et la gauche. Di Pietro dira plus tard « Li process remo tutti » (on les condamnera tous) à propos d’une multinationale ayant injustement licencié ses salariés, sans formuler la volonté de sauver les emplois des ouvriers. Di Pietro incarne finalement une vengeance permanente sans réel débouché dans une Italie dépolitisée, et surtout où la gauche n’apparaît plus comme capable de devenir le moteur du changement.

Cette dépolitisation crée un nouvel imaginaire politique qui perdure jusqu’à nos jours : l’opposition entre « nous », la « gente per bene » (honnêtes gens), et les politiciens, ces escrocs. Un sentiment sur lequel réussit à surfer le mouvement populiste de l’humoriste Beppe Grillo, le Mouvement Cinque Stelle (Mouvement Cinq Étoiles), qui finit par s’allier avec les partis institutionnels qu’il dénonçait quelques années plus tôt.

L’anti-politisme a affaibli et même délégitimé la critique sociale, puisqu’il assimile toute politique (y compris la justice sociale) à quelque chose d’obscur et d’antipopulaire. L’exemple le plus frappant est celui de la crise de 2008 et des nombreuses attaques de l’Europe avec des plans d’austérité. Le débat a été posé en termes de politiciens voleurs contre honnêtes citoyens, mais jamais en termes de redistribution des richesses et de services publics.

Quelques liens et sources utiles

Émission de France Culture, Matières à penser, « La lutte contre la corruption par les « petits juges » a-t-elle fait le lit du populisme ? »

Affaires sensibles sur France inter : 1992 : L’opération « Mains Propres », révolution à l’italienne

Jérémy Dousson, Un populisme à l’italienne – Comprendre le Mouvement 5 étoiles, Les petits matins, 2018

Mario Pacelli, Ad Hammamet: Ascesa e caduta di Bettino Craxi, Graphofeel, 2019

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