Incontestablement, le curling a connu des évolutions stratégiques majeures ces dernières années avec le changement des règles de la zone de garde protégée. Cela a ainsi fondamentalement redéfini le rôle de la garde dans ce sport, qui est devenue un élément défensif central dans le jeu de n’importe quelle équipe contemporaine. On estime même qu’il s’agit du deuxième facteur discriminant entre équipes de haut niveau après l’avantage de la dernière pierre. Zoom sur le rôle stratégique de la garde dans le curling.
Définition et rôle de la garde
En curling, la garde est la pierre qui est placée à l’avant de la maison (= la cible circulaire) pour protéger d’autres pierres situées à l’intérieur ou bien pour gêner les tirs adverses. Les joueurs doivent placer une garde dans la zone de garde protégée, qui se situe entre la ligne de jeu, que la pierre doit dépasser pour être considérée bonne, et le début de la maison.
Si la garde est aussi importante, c’est parce qu’elle permet la création de pression. La simple présence d’une garde vient en effet forcer l’adversaire à gérer la menace plutôt que de développer sa propre stratégie. Gérer une garde adverse peut ainsi conduire à des erreurs et des tirs forcés.
Stratégiquement, il existe deux types de garde. D’abord, la garde centrale. Elle est placée devant le bouton (= centre de la maison), dans l’axe médian, et vise à empêcher l’adversaire d’accéder facilement au cœur de la maison. Une garde centrale permet à une équipe de ralentir le jeu, et de rendre les placements de pierre plus importants que la puissance. Elle vise ainsi à installer un jeu défensif.
Ensuite, la garde latérale. Placée à gauche ou à droite de la ligne médiane, elle permet de créer des zones de protection étendues et de forcer l’adversaire à faire adopter des trajectoires complexes à sa pierre. La garde latérale est utilisée dans le cadre d’un jeu offensif, parce qu’elle vient créer un angle d’attaque différent du centre, plus compliqué à défendre et qui donne donc un jeu plus ouvert.
Mais si la garde offre de nos jours un potentiel de jeu très important, ça n’a toutefois pas toujours été le cas.
L’évolution de la zone de garde protégée
Historiquement, les équipes avaient le droit d’éliminer les gardes adverses dès leur placement. Par conséquent, ces dernières n’avaient plus aucun intérêt stratégique, puisque les pierres adverses étaient systématiquement nettoyées dès lors qu’elles étaient posées. Les parties étaient alors très prévisibles et peu spectaculaires, renforçant l’idée selon laquelle le curling est un sport ennuyeux.
Face à cela, dans les années 1980, l’athlète canadien Russ Howard décide pour rendre plus amusants ses entraînements d’inventer une règle fictive : les quatre premières pierres ne peuvent pas être enlevées du jeu, peu importe leur localisation sur la glace. Cette règle est testée dans un tournoi à Moncton en 1989, et est venue révolutionner le curling en imposant aux équipes d’avoir un jeu plus offensif, puisque plus de pierres étaient en jeu.
La Fédération mondiale de curling s’en inspire dès la saison 1993-1994 pour créer la règle suivante : il est interdit d’éliminer une pierre adverse dans la zone de garde protégée tant que quatre pierres n’ont pas été jouées dans la manche. Pour renforcer le suspense et l’intérêt stratégique du curling, il a même été décidé de passer à cinq pierres en 2018.

Toujours pour complexifier le jeu, la règle de la zone sans ricochet a été ajoutée en 2023. Concrètement, elle interdit de déplacer une pierre adverse située sur la ligne médiane dans la zone de garde protégée vers une position hors de cette ligne médiane avant que la sixième pierre ne soit jouée.
Tout a ainsi été fait pour réduire les options défensives en début de manche, et ainsi pousser les équipes à poser des gardes tôt pour favoriser derrière le spectacle.
Stratégies modernes de placement des gardes
Pour réaliser une garde efficace au curling, il y a trois exigences. D’abord, une vitesse parfaitement dosée de la pierre. Elle doit ainsi parcourir les 21,95 mètres qui séparent les lignes de jeu entre 3,7 et 4,2 secondes (= entre 18,8 et 21,4 km/h). Évidemment, la garde doit aussi suivre une ligne précise, déterminée par le skip et corrigée par les balayeurs une fois la pierre lancée. Enfin, il est nécessaire d’avoir une lecture fine de la glace, parce que les variations de la surface peuvent affecter la trajectoire de la garde dès les premiers centimètres.
Il est important de bien prendre en compte ces paramètres, puisqu’une garde trop proche de la maison risque d’être trop facilement balayable par l’adversaire tandis qu’une garde trop éloignée ne peut pas jouer efficacement le rôle d’obstacle. Généralement, on considère que la zone idéale d’une garde se situe entre deux et trois pieds avant la maison.
Faire une erreur de garde peut donc être très vite fatal à une équipe de haut niveau, surtout quand le marteau est en jeu. Toute dernière pierre jouée lors d’une manche, le marteau a la particularité d’être toujours donné à l’équipe qui a perdu la manche précédente, ce qui lui offre un avantage stratégique qui peut complètement renverser un match.
Lorsqu’une équipe a le marteau, son objectif est de marquer un minimum de deux points sur la manche. Pour s’en assurer, elle a tout intérêt à poser rapidement deux gardes latérales, qui vont lui permettre de pouvoir cacher des pierres plus tard dans la partie. Une stratégie offensive qui vise avant tout à forcer l’adversaire à nettoyer très vite pour ne pas se faire piéger, quitte à risquer l’erreur fatale qui permettra à l’équipe détentrice du marteau de gagner derrière un maximum de points.
A l’inverse, lorsqu’une équipe n’a pas le marteau, son but premier est de forcer son adversaire à ne marquer qu’un seul point, ou bien à le pousser à l’erreur pour lui voler un point. La stratégie la plus efficace est alors de poser une, voire plusieurs gardes centrales pour rendre le bouton inaccessible.
En bref, bien plus qu’être un simple obstacle défensif, la garde est devenu un instrument stratégique sophistiqué, qui est cruciale à maîtriser pour dominer le circuit international. Une preuve que le curling moderne est l’illustration même de l’intelligence tactique.
Quelques liens et sources utiles :
Boris Seidl, The Science of Curling, Books on Demand, 2025
John Robertson, Curling for Beginners and Improvers, Potato Publishing, 2024