Incarné par un empereur, le pouvoir de l’empire se manifeste par ce que l’on nomme un cérémonial, c’est-à-dire un ensemble de règles, de coutumes, de traditions, permettant de mettre en lumière ce qui caractérise un système de gouvernement, ici impérial, qui est donné à voir à tous.
Le cérémonial impérial a longuement été étudié. Son utilité dans l’exercice du pouvoir byzantin est fondamentale et bien connue des historiens. Les sources directes comme le Livre des Cérémonies de Constantin VII Porphyrogénète datant du Xe siècle par exemple, permettent de voir avec précision comment le pouvoir impérial se donne à voir au sein de l’empire.
La diplomatie contrainte par les croisades
Les croisades, débutant à la fin du XIe siècle, poussent des individus à s’engager dans un long périple vers Jérusalem, guidés par le souhait de reprendre la ville sous domination musulmane et d’absoudre leurs péchés.
Constantinople, capitale de l’empire byzantin, est un point de passage stratégique et indispensable si l’on emprunte la voie terrestre. Cette arrivée massive d’étrangers pousse les Byzantins et le pouvoir impérial incarné par l’empereur à trouver des solutions d’accueil et conduit à la rencontre entre la cour impériale et les dignitaires, seigneurs et rois occidentaux.
Cette réception s’inscrit alors dans une pratique diplomatique particulière où chaque individu occupe et exerce un rôle particulier. Dès lors, l’on peut se demander quelle est finalement la position de l’Autre dans ce cérémonial byzantin ?
Les croisades permettent-elles de mettre en application une diplomatie byzantine codifiée ou, au contraire, imposent-elles aux empereurs de s’adapter dans la réception de populations et souverains étrangers ? Nous tâcherons ici d’esquisser les caractéristiques principales de ces pratiques.
La diplomatie, une tradition à elle seule
Il convient d’observer le cérémonial byzantin dans ses principes idéologiques. Si l’on se réfère au Livre des Cérémonies, cette mise en scène du pouvoir face aux étrangers et notamment face aux ambassadeurs se déroule en plusieurs étapes.
Le Sénat et les « gens de la Chambre » se réunissent après avoir revêtu les tenues de cérémonie dans la salle du Triklinos. Les souverains byzantins arrivent dans un second temps et, habillés par les préposites, s’installent sur les trônes.
Les entrées des magistres, patrices et sénateurs se succèdent dans cette même salle. Un ostiaire muni d’un bâton d’or introduit par la suite la venue de l’étranger.
Viennent ensuite les échanges de cadeaux entre les protagonistes puis l’étranger se retire, suivi des magistres, patrices et sénateurs. Enfin, les empereurs sortent à leur tour, en se dévêtant de leurs attributs du pouvoir.
Les premières croisades, entendons ici la première (1096 – 1099) et la seconde (1146 – 1149), surviennent au moment même où la famille Comnène est installée sur le trône.
Issus de l’aristocratie militaire, cette famille s’est hissée au sommet du pouvoir grâce à un réseau d’alliances matrimoniales et aux capacités militaires de quelques-uns de ses membres ; Alexis Ier Comnène et Manuel Ier Comnène sont les empereurs témoins de ces croisades au XIIe siècle.
Nous regarderons par conséquent cette rencontre par le prisme de leur règne.
L’arrivée des étrangers sur le sol byzantin
Si l’on se réfère à l’arrivée des souverains étrangers à Constantinople tel que Louis VII roi de France par exemple, il semble que la rencontre avec la famille impériale et de hauts dignitaires soit une composante systématique du cérémonial impérial. Jean Kinnamos, chroniqueur byzantin, note :
« Tous ceux que la naissance ou la fortune rendaient proches du basileus vinrent à sa rencontre, ainsi que tous ceux qui remplissaient les plus hautes fonctions, et l’escortèrent magnifiquement jusqu’au Palais avec tous les honneurs dus à son rang ».
KINNAMOS Jean, Chronique, trad. Jacqueline Rosenblum, Paris, Les Belles Lettres, 1972, Livre II, 17, p. 64.
Ces éléments sont aussi visibles lorsqu’on observe la réception de Baudouin III de Jérusalem qui est accueilli par des dignitaires éminents et par les membres de la famille impériale eux-mêmes. Il en va de même pour le sultan Kilidj Arslan II, qui se rend à la capitale impériale en 1162.
Pour comprendre cette pratique, il faut se référer à un élément idéologique du pouvoir byzantin qui suppose une grande importance de la parentèle impériale. En effet, les Comnènes ayant assis leur pouvoir à partir d’alliances matrimoniales et de donations de charges aux membres de la famille, les liens entre les individus garantissent en un sens la stabilité de l’empire. En présentant la famille aux étrangers, les empereurs donnent à voir le « mode d’emploi idéal » de l’exercice du pouvoir aux yeux des autres.
Cette réaction peut être aussi applicable à la menace représentée par des territoires et donc des systèmes politiques et idéologiques plus lointains. En montrant cette hiérarchie du pouvoir aux yeux des étrangers, elle convoque ainsi un marqueur à la fois politique et culturel du système byzantin et met ces derniers face à face avec un système qui n’est pas le leur. Cette exhibition du pouvoir et de la hiérarchie de cour permet de mesurer à quel point un individu étranger est plongé dans l’univers de l’empire dès son arrivée. L’enjeu est d’ailleurs plus important encore lorsqu’il s’agit d’un souverain.
Les divertissements à Constantinople
Lorsque le sultan Kilidj Arslan II arrive à Constantinople en 1162, la visite de la capitale s’accompagne de jeux divers donnés à l’Hippodrome de la ville. L’empereur germanique Conrad III en est aussi le témoin.
Lieu des célébrations de victoires militaires, l’Hippodrome est un lieu très important dans la culture byzantine, qui ne saurait vraiment s’éloigner de ses origines romaines.
Des visites privées de la capitale sont également organisées. Aussi, l’on peut imaginer aisément que la conduite du souverain étranger en ces lieux et sa présence aux spectacles et aux courses hippiques n’a rien d’anodin. L’aspect culturel de ces divertissements ne peut en effet être envisagé sans y accoler une lecture diplomatique et idéologique des événements.
En assistant à cela, le souverain étranger observe des pratiques culturelles mais semble être plongé, comme lorsque la famille impériale se tient face à lui, à nouveau au cœur du système idéologique byzantin.
La symbolique du trône et les cadeaux diplomatiques
La place des trônes dans le cérémonial byzantin par le prisme des réceptions de souverains étrangers est intéressante à observer. Les chroniqueurs byzantins comme occidentaux relèvent largement cette caractéristique. Les souverains étrangers s’installent sur des sièges plus bas que le trône de l’empereur. La bassesse du siège semble être ainsi une stratégie diplomatique et idéologique visant à créer un contraste flagrant avec le trône impérial.
Enfin, la distribution de cadeaux et de richesses envers les hôtes de l’empire est un des caractéristiques essentielles de cette diplomatie impériale, et médiévale. Tissus, reliques et animaux font partie des dons traditionnels et permettent des échanges culturels notables.
La réception de ce cérémonial
Comme nous l’avons vu précédemment, le cérémonial impérial byzantin constitue une véritable expérience pour les étrangers. Il convient dès lors d’observer la façon dont ces derniers perçoivent cette composante de l’idéologie politique byzantine. En effet, leurs observations et leurs ressentis donnent ainsi le pendant étranger à l’image de l’empereur.
Si l’on se réfère aux sources de la période, la perception de ce cérémonial par les étrangers n’est pas toujours positive. Les Byzantins souffrent d’une réputation d’hommes fourbes, efféminés, dont les largesses sont davantage des preuves de leur sournoiserie que de réelles marques d’accueil. À l’inverse, les étrangers, et notamment les Occidentaux, sont considérés par les Byzantins comme un peuple avide de richesses et qu’il est facile de corrompre.
Le mépris byzantin est du reste suffisamment important pour associer les Latins à des hommes incontrôlables, aveuglés par les richesses et plus proches d’une population barbare, et donc non-chrétienne.
Pourtant, des hommes comme Manuel Ier Comnène n’hésitent pas à accueillir définitivement à sa cour une grande partie de Latins et s’essaient même aux joutes équestres plutôt caractéristiques de l’Occident. Côté occidental là aussi, les chroniqueurs ne sont pas tous unanimes sur la fausseté des Byzantins et de l’empereur, qui ne sont du reste pas toujours considérés de la même manière.
Bien qu’il existe un affrontement culturel, il semble toutefois que certaines valeurs soient partagées par l’empire et par ses voisins et que certaines attitudes soient critiquables selon les deux grilles d’observation, byzantines et latines.
Constantinople et la richesse de l’empire distraient et sont malgré tout indispensables pour les Occidentaux dans leur voyage vers la Terre Sainte. Cela suffit parfois à accepter ou à composer avec une diplomatie byzantine qui n’oublie jamais que l’empereur occupe un rang au-dessus de tous.
Quelques liens et sources utiles
Hélène AHRWEILER, L’idéologie politique de l’empire byzantin, Paris, Presses Universitaires de France, 1975
Michel BALARD, « Byzance vue de l’Occident », LE GOFF Jacques SCHMITT J.-C. (éds.), Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, Fayard, 1999.
Marc CARRIER, L’autre chrétien pendant les croisades : Les Byzantins vus par les chroniqueurs du monde latin (1096-1261), Editions universitaires européennes, 2012.
Nicolas DROCOURT, « Les contacts diplomatiques entre Byzance et ses voisins (VIIe-XIIe siècle) : barrière ou pont culturel ? » dans Les échanges en Méditerranée médiévale, Élisabeth Malamut et Ouerfelli Mohamed (dir.), Presses universitaires de Provence, Aix-en-Provence, 2012.
Nicolas DROCOURT, La diplomatie byzantine, de l’Empire romain aux confins de l’Europe (Ve-XVe siècle), Leyde-Boston (Brill), 2020.
Jean KINNAMOS, Chronique, trad. Jacqueline Rosenblum, Paris, Les Belles Lettres, 1972.