En 1943, en pleine Seconde Guerre mondiale, le dirigeant totalitaire de l’URSS Joseph Staline décide du début d’un programme soviétique de développement de la bombe atomique, notamment motivé par le projet Manhattan ayant lieu aux États-Unis.
La république soviétique a initialement importé énormément de minerai d’uranium pour s’approvisionner, n’ayant pas connaissance des nombreuses ressources déjà présentes sur son sol. Cependant, rapidement, l’Asie Centrale devient un lieu majeur d’exploitation et de transformation de l’uranium soviétique.
Une course aux armes nucléaires source d’une pollution historique
Au cours des années 40, de nombreux sites sont créés, parfois dans ce que l’on appelle des « villages-uraniums » tant l’héritage est lourd. L’objectif est d’ainsi de développer des armes nucléaires et de faire fonctionner les centrales soviétiques. Le Kirghizistan est sans doute le pays de la région le plus investi pour le programme nucléaire. On recenserait aujourd’hui quatre-vingts douze sites nationaux contenant plus de trois-cents millions de mètres cube de déchets radioactifs. Les sites majeurs d’exploitations d’uranium, de métaux lourds et de mercure au Kirghizistan sont ceux de Kara-Balta, Ak-Tuz, Ming-Kush, Mailuu-Suu et Kadji-Saï.
Ces trois derniers étaient des villages secrets, gérés depuis Moscou sans que leurs existences soient connus du reste du monde, ni même de la population nationale. Mailuu-Suu, portant anciennement le nom de code de « Boîte aux lettres 200 », est tristement reconnue comme ville la plus sinistrée écologiquement de toute l’Asie Centrale. C’est à partir de l’uranium extrait et traité dans la ville que la première bombe atomique soviétique RDS-1 a été développé le 29 août 1949. Entre 1946 et 1967, 10 000 tonnes d’oxyde et de protoxyde d’uranium y auraient été extraites et les deux usines en service auraient employé jusqu’à 2000 ouvriers au plus fort de l’activité minière.
Hériter d’un fardeau invisible et inconnu géré de manière opaque
En 1968, la signature du traité de non-prolifération des armes nucléaires a permis une désescalade de la course à l’armement entamée plus tôt entre les superpuissances américaine et soviétique. Celui-ci prône le désarmement nucléaire et l’utilisation pacifique de cette énergie. L’URSS ratifie cet accord international en 1970 et les activités extractives s’arrêtent alors progressivement sur les sites kirghizes.
Le bilan est lourd à l’échelle nationale : 31 fosses de déchets radioactives, 5 fosses de déchets toxiques et 25 puits de divers minerais à ciel ouvert dans les montagnes. À Mailuu-Suu, on compterait 23 décharges de 432 000 m² de déchets d’uranium au total, dont la radioactivité représente environ 5000 Curie.
À la chute de l’URSS et l’indépendance du Kirghizistan le 31 août 1991, ces villes et villages héritent de milliers de mètres cubes de déchets radioactifs et toxiques, représentant un véritable fardeau pour les populations locales. Selon Hakim Sadicov, un ancien contrôleur d’usine à Mailuu-Suu, aucun protocole de sécurité n’a vraiment été mis en œuvre par les autorités russes lors de l’enfouissement des déchets et les ouvriers n’avaient alors pas de droit de regard ni de parole sur les activités des responsables.
Également, selon le directeur du centre épidémiologique de Mailuu-Suu, Nemat Mambetov, après leur départ les Russes n’ont pas laissé d’informations sur la localisation précise et les caractéristiques des sites d’enfouissement, laissant les responsables kirghizes dans l’inconnu quant à la gestion de ces déchets mortels.
Vivre avec les radiations
La ville de Mailuu-Suu compte aujourd’hui près de 25 000 habitants, vivant en permanence avec la radioactivité. Les sites d’enfouissements se situent près de la ville ou le long de la rivière du même nom, Mailuu-Suu.
Cette dernière, qui alimente les besoins quotidiens de la population, contiendrait 1,5 fois le taux réglementaire de particules radioactives. À environ 200 mètres des premières habitations, on peut trouver des mines à ciel ouvert creusées dans les montagnes qui ne sont ni indiquées ni réglementées.
Un impact sanitaire désastreux
Et dans la ville, un des grands tuyaux d’eau alimentant les habitants traverse des sites d’enfouissements avant de desservir les foyers. Pour couronner le tout, les sites dangereux sont parfois investis par des vaches qui y pâturent, alors même qu’un panneau indique la présence de rayons ionisants – soient des rayons électromagnétiques produits par la radioactivité qui génèrent sur l’organisme des lésions cellulaires à court terme ainsi que des cancers et anomalies génétiques à long terme.
Les déchets radioactifs contenus dans les sites d’enfouissement polluent les sols, l’air et l’eau, affectant de fait la santé de la population locale. Sur les 25 000 habitants de Mailuu-Suu, un millier est malade. Ce sont en particulier les femmes enceintes qui sont les plus touchées. Dans l’une des cliniques de la ville, la moitié des femmes suivies pour leur grossesse ont fait une fausse couche en 2023. À Kadji-Saï, deux fois plus de cas de cancer ont été recensé par rapport à la moyenne nationale. Tchinara, une habitante native du village, évoque les maux de tête des membres de sa famille venant lui rendre visite, alors que sa mère et sa sœur sont décédées prématurément d’un cancer aux âges de 40 et 30 ans. Le personnel médical du village a aussi constaté un retard mental plus fréquent chez les enfants.
Les conséquences néfastes des radiations sur la santé ont longtemps été caché par l’URSS et cela reste encore aujourd’hui dans le pays un sujet sensible n’ayant fait l’objet d’aucune étude scientifique récente de grande ampleur. Le fait que les effets les plus visibles sur la santé se fassent ressentir sur le temps long de l’exposition aux radiations contribue aussi à ce que certains habitants n’y croient pas. Les données présentées par l’ONU sur la radiation sont niées par une partie de la population et des autorités locales, qui y voit une propagande occidentale antirusse.
Des habitants touchés par une extrême pauvreté
Informé des conditions de vie des habitants dans ces « villages uraniums », une question peut spontanément nous venir à l’esprit : pourquoi les habitants ne fuient ils pas ?
À l’échelle du pays, près de 400 000 habitants quittent déjà le territoire national, généralement pour la Russie ou le Kazakhstan en quête de meilleurs revenus. Il faut savoir qu’aujourd’hui environ la moitié des kirghizes vit sous le seuil de pauvreté et que le Kirghizistan se trouve dans un cercle vicieux du point de vue démographique, la population la plus aisée et la plus jeune émigrant tandis que la population la plus précaire reste.
À la chute de l’URSS, environ la moitié des habitants du village de Kadji-Saï a migré, faisant passer la population de 8200 à 4400 entre 1989 et 1999. Ce sont donc en grande majorité les villageois et villageoises disposant du capital économique le plus faible et d’un âge plus avancé qui sont restés.
À Mailuu-Suu, beaucoup de femmes et d’enfants recherchent du nickel en quantité infime près des décharges d’uranium, dans le but de les revendre sur le marché et gagner ainsi en moyenne 2 dollars par jour.
Une usine d’ampoule électriques a aussi vu le jour après la fermeture des mines de la ville, pourvoyant encore aujourd’hui la majeure partie des emplois de la localité.
Ainsi, cette extrême pauvreté réduit considérablement la possibilité de migration pour les habitants, certains jugeant leur exposition au radiation moins néfaste que de perdre leur gagne-pain.
Et puis, de nombreux kirghizes sont attachés à leurs villages. Leur réseau social local et leurs parcelles de terres à cultiver sont généralement les seules ressources dont ils disposent. Il arrive même à des habitants ayant migrés vers la capitale Bichkek ou vers des horizons plus lointain de finalement revenir, n’ayant tout simplement pas su s’adapter socialement ou culturellement à leur nouveau cadre et conditions de vie. Migrer n’est ainsi pas une solution miracle.
Un danger sanitaire et environnemental à l’échelle régionale
Les sites d’enfouissement des déchets nucléaires et toxiques affectent ainsi la santé de plusieurs milliers de citoyens kirghizes mais sont également la source d’un risque à l’échelle régionale : celui d’une contamination des cours d’eau transfrontaliers d’Asie Centrale.
Exploiter de l’uranium dans le pays « le plus dangereux » d’Asie Centrale
Le Kirghizistan est un pays de haute montagne, dont 96 % du territoire est situé à plus de 1000 mètres d’altitude et seulement 30 % est considéré comme habitable. Le point culminant du pays nommé Jengish Chokusu – que l’on peut traduire par « indépendance » – atteint les 7439 mètres.
Abritant des montagnes relativement jeunes, l’activité sismique du pays est dite la plus dangereuse d’Asie Centrale. Les inondations et les glissements de terrains y figurent parmi les risques naturels les plus fréquents.
Nous avons pu voir que la rivière Mailuu-Suu était déjà atteint par la radioactivité, notamment du fait que des fosses de déchets se trouvent dans le lit du cours d’eau, qui s’érode lui-même au fil du temps, engendrant une dispersion progressive des substances radioactives dans la ressource en eau.
Additionnée à cela, les effondrement de terrain et les inondation fréquents font planner le risque que de grandes quantités de déchets radioactifs se fassent emporter dans les cours d’eau des « villages-uraniums ». Le risque est d’autant plus grand que le Kirghizistan est situé sur la partie supérieure des bassins versants d’Asie Centrale.
Des experts estiment que la rivière qui traverse le site de Ming-Kush a déjà été contaminé, alors même qu’elle est un affluent du deuxième plus grand fleuve de la région. Quant à Mailuu-Suu, elle irrigue en aval l’une des vallées les plus peuplées qui est celle de Ferghana, située en Ouzbékistan.

Les autorités soviétiques n’ont ainsi pas du tout pris en compte les facteurs géographiques dans leurs opérations d’enfouissements des déchets radioactifs, ce qui fait encourir un risque majeur pour les habitants de la région et pour l’environnement.
Des actions trop récentes et des moyens très limités
Les autorités kirghizes peinent à agir sur cette héritage empoisonné. En effet, le pays dispose de ressources économiques très limitées. D’après le Fonds Monétaire International, en 2018 le Kirghizistan est le 142e PIB mondial parmi 194 pays ou territoire recensés. 98 % de ses exportations étaient destinées à l’Union Soviétique avant sa chute. Depuis, la production du pays a ralenti et son solde migratoire est négatif depuis 1991, – cela signifie que davantage de personnes sortent du territoire qu’il n’en rentre – signe d’une destination répulsive.
Ilguiz Ernis, adjoint au maire de Ming-Kush, affirme que les opérations de décontamination et de transferts des déchets ont pris énormément de temps à se mettre en place, notamment car après l’éclatement soviétique le pays n’était pas doté des ressources matérielles et financières suffisantes pour agir.
A Kadji-Saï, Jysbek Atmatov est un ancien ouvrier de 66 ans désormais gardien du site de l’ancienne mine. Il affirme que ce dernier répond enfin aux normes de sécurité exigées, plus de 30 ans après l’indépendance du Kirghizistan. Le responsable de la sécurité radioactive du pays, quant à lui, n’a déclaré qu’en 2019 que Kadji-Saï était « hors de danger », ce qui reste par ailleurs difficile à croire.
Les premières initiatives n’ont été mené qu’à la fin de la Guerre Froide, lorsque la situation a été rendu publique. Toutefois, les moyens alloués et l’ampleur des travaux n’ont pas été à la hauteur de la contamination. Au sein de l’Etat kirghize, un ministère des situations d’urgence a bien été institué mais il n’a dépensé que 8,8 millions de soms, – la monnaie nationale kirghize – soient près de 100 000 euros entre 1999 et 2007 afin de réenfouir les déchets nucléaires.
Il faut attendre 2013 pour le pays se dote de programmes d’assainissements dans le cadre d’un partenariat avec la grande société russe du nucléaire Rosatom. L’année dernière, l’entreprise a mené de nouvelles opérations sur les « villages-uraniums » à la fois au Kirghizistan mais aussi au Kazakhstan, en Ouzbékistan et au Tadjikistan. L’Union Européenne et la Banque Mondiale participent aussi financièrement à la réhabilitation de ces zones.
Paradoxalement, en juin 2024, le gouvernement kirghize a voté l’abrogation d’une loi de 2019 qui interdisait l’exploitation d’uranium. Les autorités expliquent que les sanctions occidentales ayant suivies l’invasion russe en Ukraine auraient fortement impactées l’économie nationale, qui doit désormais se munir d’autres sources de revenus.
Le passé nucléaire du Kirghizistan, et plus généralement de l’Asie Centrale, semble ainsi plus difficile que jamais à réparer.
Quelques liens et sources utiles
Nasritdinov, E., Ablezova, M., Abarikova, J., & Abdoubaetova, A. (2010). Kirghizistan. Un scénario où ceux qui partent perdent autant que ceux qui restent. Hommes & Migrations, 1284, 70‑83. https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.1244
Une ville kirghize face à l’héritage nucléaire de l’ex-URSS – Regarder le documentaire complet | ARTE. (s. d.). ARTE. https://www.arte.tv/fr/videos/121550-000-A/une-ville-kirghize-face-a-l-heritage-nucleaire-de-l-ex-urss/