Lundi 24 juin 2024, le vice-président de la Commission européenne, Josep Borrell, a annoncé que la porte d’entrée de l’Union Européenne (UE) pourrait se « fermer » pour la Géorgie si son gouvernement continuait « sur la même voie ».
Une déclaration qui met en lumière les tensions croissantes entre la Géorgie et l’Union européenne, et ce malgré plusieurs décennies d’efforts de la part de Tbilissi pour se rapprocher de Bruxelles.
Depuis son indépendance en 1991, la Géorgie a en effet constamment cherché à renforcer ses liens avec l’UE, voyant en elle un modèle de stabilité, de démocratie et de développement économique. L’objectif ultime de Tbilissi est ainsi clair : devenir membre à part entière de l’Union européenne.
Cette ambition réaffirmée par une candidature officielle déposée en mars 2022 se heurte toutefois à nombre de défis politiques, économiques et géopolitiques, dont certains paraissent aujourd’hui insurmontables. Géorgie et Union européenne sont-ils donc voués à être hétérogènes ? Zoom sur les possibilités et les obstacles que la Géorgie doit surmonter pour réaliser son ambition européenne.
De l’indépendance de la Géorgie à la quête d’une stabilité européenne
Depuis son indépendance de l’Union soviétique en 1991, la Géorgie a traversé une série de défis politiques, économiques et géopolitiques. Initialement confrontée à des conflits internes et à des tensions territoriales, notamment avec les régions séparatistes de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, le pays a progressivement orienté ses ambitions vers une intégration européenne.
Entre guerre civile et occidentalisation : les premières années d’indépendance de la Géorgie
C’est le 9 avril 1991 que la Géorgie déclare son indépendance de l’Union soviétique. Alors que le nouveau pays souhaitait gagner rapidement en stabilité, il a toutefois rapidement déchanté, puisqu’il a été confronté dès le départ à une guerre civile.
Entre les séparatistes pro-russes qui poussaient pour proclamer l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, et l’affrontement politique violent entre les soutiens présidentiels et ceux du Conseil d’État géorgien, il est clair que Tbilissi n’a pas pris le meilleur départ pour un pays nouvellement indépendant.
Cette époque compliquée fut aussi l’heure des premiers contacts avec l’Union européenne, mais la situation complexe en Géorgie a logiquement porté atteinte aux relations diplomatiques entre les deux acteurs. Les seules réelles interactions entre Géorgie et Union européenne tournaient alors autour de l’aide humanitaire, ce qui n’était pas suffisant pour établir une base relationnelle solide.
Après plus de deux ans de guerre civile, et une victoire du Conseil d’État, la Géorgie désormais dirigée par l’ancien ministre des Affaires étrangères soviétique Édouard Chevardnadze commence enfin à sortir de l’eau, et à se stabiliser au travers de réformes économiques et politiques. Conscient du danger que constitue la Russie pour son intégrité physique, Tbilissi a profité de cette période d’accalmie pour se positionner en 1994 géopolitiquement en faveur de l’OTAN, et rejoindre le Partenariat pour la Paix géré par cette dernière.
Dans cette logique d’occidentalisation, la Géorgie adopte en 1995 une nouvelle Constitution établissant les principes fondamentaux de la démocratie, de l’État de droit et des droits de l’Homme dans le pays. La même année, une délégation européenne s’installe à Tbilissi, signant alors les débuts d’une réelle coopération entre la Géorgie et l’UE.
Les relations se sont ainsi développées autour de la signature en 1996 d’un Accord de partenariat et de coopération, qui est venu établir les bases d’une coopération économique et politique entre les deux parties. La fin des années 1990 vit ensuite l’UE jouer un rôle de plus en plus actif en Géorgie, notamment au travers d’aides au développement économique liées au programme TACIS (Assistance technique à la Communauté d’États indépendants). De son côté, la Géorgie affirme à cette période davantage son engagement envers les valeurs européennes, en rejoignant notamment en 1999 le Conseil de l’Europe.
L’ascension géorgienne vers l’Europe
Si la Géorgie a connu une certaine période d’accalmie dans les années 1990, elle n’a toutefois pas duré, la faute à des réformes internes plus ou moins efficaces.
Face à la corruption qui gangrène le pays au début des années 2000, ainsi qu’à une stagnation économique préoccupante, le mécontentement public croît en Géorgie, et une opposition politique significative en profite pour émerger. La colère atteint son paroxysme au cours de l’année 2003, suite à des allégations de fraude électorale lors des élections législatives.
Débute ainsi en novembre 2003 en Géorgie la Révolution des roses, qui, au travers de manifestations pacifiques menées par l’opposition et des groupes de la société civile, vise à contraindre à la démission le président Edouard Chevardnadze. Un processus qui a fini par aboutir, et permettre à Mikheil Saakachvili, ancien ministre de la Justice, d’accéder à la présidence.
Dès lors, un véritable tournant a lieu en Géorgie en faveur de réformes pro-occidentales, et d’une politique étrangère orientée vers l’Union européenne. Un ministère d’État à l’Intégration européenne et euro-atlantique est ainsi créé en 2004, et Tbilissi intègre la Politique européenne de voisinage (PEV), qui vise à renforcer les relations entre l’UE et ses voisins de l’Est via un accompagnement aux réformes économiques, politiques et sociales.
Alors que la guerre de 2008 entre la Russie et la Géorgie conduit à l’occupation continue de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par les forces russes, Tbilissi accélère son intégration européenne en devenant membre en 2009 du Partenariat oriental, puis en signant en 2014 un Accord d’association avec l’UE incluant une zone de libre-échange approfondie et complète (DCFTA).
Entré en vigueur en 2016, cet accord vise concrètement à rapprocher les réglementations et les normes géorgiennes de celles de l’UE, ainsi qu’à faciliter les relations commerciales entre les deux parties en permettant entre autres à la Géorgie d’accéder au marché intérieur.
Cette confiance croissante de l’UE envers la Géorgie, et ses réformes pro-occidentales, se confirme en 2017, puisqu’il a été décidé cette année-là que les citoyens géorgiens pouvaient désormais voyager sans visa dans l’espace Schengen pour des séjours de courte durée.
Si les relations sont alors au beau fixe entre les deux parties, la question d’une intégration géorgienne à l’Union européenne n’est pourtant pas franchement d’actualité. Tout a cependant changé suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022…
Aspirations européennes de la Géorgie face aux réalités géopolitiques
Les aspirations européennes de la Géorgie se heurtent aux réalités géopolitiques complexes de la région depuis son indépendance de l’Union soviétique en 1991. Malgré des efforts significatifs pour se conformer aux normes européennes en matière de démocratie, d’État de droit et de droits de l’homme, le pays fait face à des défis persistants.
Entre ses aspirations occidentales et les réalités de son environnement géopolitique complexe en Eurasie, la Géorgie doit naviguer avec prudence, ce qui n’est pas de bonne augure pour une future intégration à l’Union européenne…
Défis et priorités autour de la candidature de la Géorgie à l’Union Européenne
Le 28 février 2022, soit quatre jours après l’invasion de la Russie sur son territoire, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a demandé l’adhésion de son pays à l’Union européenne. Désireuse également de se protéger de son voisin, et de ses envies expansionnistes, la Géorgie a fait de même le 3 mars, en compagnie de la Moldavie.
Mais cette candidature géorgienne faite dans l’urgence du contexte géopolitique était loin d’être réaliste. En effet, un pays ne peut devenir membre de l’UE que s’il respecte à la lettre les critères de Copenhague, et que son droit est parfaitement conforme au droit européen. Or, la Géorgie ne disposait alors pas d’institutions stables garantissant la démocratie, l’État de droit et les droits de l’Homme et des minorités, ce qui était alors doublement incompatible avec une entrée dans l’UE.
C’est ainsi sans grande surprise que la Commission européenne a rendu le 17 juin 2022 un avis défavorable à la candidature de la Géorgie, de même que le Conseil européen le 23 juin. Toutefois, les deux institutions n’ont pas fermé définitivement la porte à Tbilissi, la Commission ayant même établi pour la Géorgie une liste de 12 priorités à prendre en compte pour pouvoir valider un statut de candidat :
- Résoudre la question de la polarisation politique ;
- Garantir le plein fonctionnement de toutes les institutions publiques ;
- Mettre en œuvre une stratégie de réforme judiciaire et un plan d’action transparents et efficaces ;
- Renforcer l’indépendance de son agence de lutte contre la corruption ;
- Mettre en œuvre l’engagement de démanteler les oligarchies ;
- Renforcer la lutte contre la criminalité organisée ;
- Garantir un paysage médiatique libre, professionnel, pluraliste et indépendant ;
- Agir pour renforcer la protection des droits de l’homme des groupes vulnérables ;
- Renforcer les efforts pour l’égalité homme-femme et la lutte contre les violence faites aux femmes ;
- Garantir la participation de la société civile aux processus décisionnels ;
- S’assurer que les tribunaux prennent acte des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme ;
- Nommer une personne indépendante pour superviser respect des droits de l’Homme et des libertés.
Améliorer la gouvernance et renforcer l’État de droit et la protection des droits de l’Homme, telles sont donc les orientations principales que devait prendre la Géorgie pour pouvoir espérer faire progresser sa candidature à l’Union européenne.
De lourds obstacles à surmonter malgré les réformes
Motivée par l’idée de pouvoir rentrer dans l’UE, la Géorgie a multiplié au cours des années 2022 et 2023 les réformes pour se conformer aux attentes européennes.
Droits de l’Homme, économie, gouvernance, justice ou encore lutte contre la corruption ont ainsi été au cœur de ces réformes, tandis que de nombreux efforts ont également été faits pour renforcer l’État de droit, améliorer le climat des affaires ou encore promouvoir les libertés dans le pays.
Un changement radical salué par le Conseil européen, qui a félicité le cadre législatif, la structure institutionnelle et le dynamisme d’une société à 80% en faveur d’une adhésion. Ce dernier a aussi remarqué les effets positifs des réformes de l’administration et des marchés publics, nécessaires pour que la Géorgie puisse pleinement s’intégrer dans l’économie de marché européenne.
De son côté, la Commission européenne a recommandé le 8 novembre 2023 d’accorder le statut de candidat à la Géorgie. C’est ainsi que la Géorgie a pu officiellement acquérir le statut de candidat le 14 décembre, à condition que le pays respecte ces neuf recommandations de la Commission :
- Lutter contre la désinformation ;
- Aligner la politique étrangère sur celle de l’UE (notamment contre Moscou) ;
- Lutter davantage contre la polarisation politique (accorder plus de place à l’opposition) ;
- Garantir un processus électoral libre, équitable et compétitif ;
- Continuer à améliorer le contrôle parlementaire, en particulier des services de sécurité ;
- Achever et mettre en œuvre une réforme judiciaire complète et efficace ;
- Garantir efficacité, indépendance institutionnelle et impartialité de la lutte contre la corruption ;
- Améliorer le plan d’action existant sur la désoligarchisation ;
- Améliorer les normes de protection des droits de l’homme ;
Seulement, la Géorgie risque d’avoir du mal à avancer sur ces critères au vu de son paysage politique fracturé. Si la population est majoritairement pro-européenne, de même que la présidente géorgienne, la coalition ayant donné naissance au gouvernement actuel est accusée d’avoir pris un virage pro-russe, n’hésitant ainsi plus à avancer sur des projets de lois allant à l’encontre des recommandations européennes.
Il a ainsi été adopté en Géorgie le 14 mai 2024 une loi sur les agents de l’étranger, calquée sur une loi russe, qui a pour objectif de faire taire société civile et médias indépendants. Une atteinte grave à la liberté des médias qui ôte pour l’instant toute chance d’entrée dans l’Union européenne pour Tbilissi.
Combiné aux nombreuses réformes encore nécessaires et aux conflits territoriaux loin d’être résolus avec l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, il paraît donc improbable de voir la Géorgie entrer d’ici moins de dix ans dans l’UE. Toutefois, Tbilissi a pour elle son importance géopolitique, dont l’Union européenne aurait grandement besoin en mer Noire et en Eurasie, surtout dans le contexte géopolitique actuel. De là à voir les enjeux internationaux se substituer aux enjeux démocratiques, il y a toutefois un monde…
Quelques liens et sources utiles :
Isabelle Augé, L’Arménie et la Géorgie en dialogue avec l’Europe: Du Moyen Age à nos jours, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 2016
Jacques Rupnik, Géopolitique de la démocratisation: L’Europe et ses voisinages, Les Presses de Sciences Po, 2014