A lui seul, le camembert de Normandie AOP incarne l’excellence fromagère française, mais aussi toutes les tensions qui touchent de nos jours les chevrons de l’industrie agroalimentaire. Alors que 5340 tonnes de ce fromage se sont écoulées en 2024, le camembert de Normandie AOP voit pourtant sa survie menacée par divers enjeux. Retour sur l’histoire de ce fromage.
Les origines légendaires
Il faut remonter au XVIIe siècle, et plus précisément en 1791 pour voir apparaître les premières traces du camembert de Normandie. Cette année-là, une fermière normande du nom de Marie Harel aurait perfectionné une recette de fromage blanc sur les conseils d’un prêtre réfractaire originaire de Brie qu’elle cachait pendant la Révolution française.
Le camembert est donc né, mais sa popularité ne dépasse au départ pas les frontières normandes. Il faut attendre 1863 pour que le fromage soit présenté à Napoléon III, à l’occasion d’une visite officielle pour l’ouverture d’une ligne ferroviaire entre Paris et Granville. De passage dans la ville de Surdon, il rencontre Victor Paynel, petit-fils de Marie Harel, qui lui fait déguster le camembert. Charmé par ce fromage, l’empereur s’en fait livrer au palais des Tuileries, ce qui a contribué à faire connaître le camembert dans les hauts lieux de la capitale.
Mais un problème se fait ressentir rapidement : comment faire pour que le camembert ne perde pas en goût et en qualité durant le voyage entre la Normandie et Paris ? C’est l’ingénieur Ridel qui finit par trouver une solution en 1890, en inventant la désormais fameuse boîte ronde en bois de peuplier. Grâce à elle, le camembert se conserve plus longtemps, et peut aussi être transporté sur de plus longues distances. Le peuple parisien gagne donc l’accès au camembert, qui se fait rapidement sa place parmi les autres fromages.
Son importance patriotique et son entrée dans la tradition populaire française se développe quant à elle à la fin de la Première Guerre mondiale. En effet, face aux pénuries de gruyère, le camembert est alors l’un des mets que l’on envoie dans les colis de tous les soldats français. Les Poilus apprécient particulièrement ce fromage, qui leur devient réservé quand le lait commence lui aussi à manquer. De quoi faire la réputation du camembert, qui continuera à être consommé en masse après la guerre jusqu’à devenir le fromage préféré des Français et une icône culturelle pour le pays.
Un processus de fabrication exigeant
Mais si le camembert de Normandie est si apprécié de nos jours, c’est aussi parce qu’il répond à un cahier des charges strict. Ce fromage a en effet obtenu en 1983 une AOC, puis une AOP en 1996 qui imposent de respecter des règles pour ne pas dénaturer ce fleuron du patrimoine français.
Tout commence d’abord par la collecte du lait cru, qui doit obligatoirement être originaire d’un des cinq départements normands (Calvados, Manche, Orne, Eure ou Seine-Maritime). Plus précisément encore, la moitié du lait doit provenir de vaches normandes ayant pâturé pendant un minimum de six mois. L’objectif est ainsi d’utiliser pour chaque camembert 2,3 litres d’un lait riche en matières grasses et en protéines, qui va donner tout son goût au fromage.
Un moulage à la louche est ensuite réalisé en cinq passages successifs, qui sont chacun espacés de 45 minutes. Cela permet ainsi un égouttage lent et homogène du lactosérum (= petit-lait), qui confère au camembert toute l’onctuosité de sa texture. C’est généralement cette technique artisanale qui permet de distinguer l’AOP des autres productions industrielles.
La dernière étape est l’affinage, qui doit durer au minimum 21 jours, contre parfois seulement 8 pour des camemberts industriels. Une durée qui peut paraître longue, mais qui est nécessaire pour que se développe parfaitement la croûte fleurie du camembert et les pigments rouges sur son dessus. Si l’on veut vendre un camembert de Normandie affiné à cœur, il faut même attendre 35 jours.
Après affinage, le camembert doit peser 250 grammes, avoir un diamètre entre 10,5 et 11 cm et une épaisseur d’environ 3 cm.
Si toutes ces étapes sont respectées à la lettre, on obtient alors un camembert AOP de Normandie à la pâte crémeuse, avec un goût franc légèrement fruité et noiseté. Selon la durée d’affinage, un léger piquant peut aussi apparaître en bouche.
La pression industrielle et la confusion de marché
Pourtant, malgré un savoir-faire ancré dans la tradition française, le camembert de Normandie AOP est loin d’être le plus vendu. Près de 90 % des camemberts vendus en France aujourd’hui ne disposent en effet pas de l’appellation AOP, et sont donc fabriqués de manière industrielle avec du lait pasteurisé. Cela garantit certes au fromage une plus forte sécurité sanitaire, mais c’est au détriment du goût et de la complexité aromatique du camembert AOP.
Le problème aujourd’hui, c’est qu’un industriel est autorisé à vendre un “camembert” sans que celui-ci soit produit en France, et sans que les méthodes traditionnelles soient utilisées. Cela a pour effet de faire baisser les prix, et de faire ainsi de la concurrence déloyale au camembert de Normandie AOP, forcément plus cher (3,50 à 5 euros pour un AOP, contre 1,50 à 2 euros pour l’industriel).

Malgré une bataille judiciaire gagnée en janvier 2025 devant la cour administrative d’appel de Nantes, qui a interdit aux industriels d’utiliser la mention “fabriqué en Normandie”, la guerre entre les producteurs AOP et les industriels est loin d’être finie. Le groupe Lactalis, à qui l’on doit de nos jours 6 camemberts AOP sur 10, pousse notamment pour que le cahier des charges soit revu à la baisse, et pour que les camemberts au lait pasteurisé puissent aussi prétendre à l’AOP. Ce dernier souhait a failli être réalisé après un accord en 2018, avant d’être annulé en 2020 suite à un tollé des producteurs traditionnels.
Autre problème majeur, l’évolution rapide du marché du fromage. Alors que la raclette et la mozzarella ont vu leurs ventes progresser respectivement de 34 et 55 % entre 2016 et 2021, le camembert a quant à lui vu ses ventes chuter de 18 % sur la même période. Une statistique inquiétante pour l’AOP, dont les ventes chutent à cause du fait que les consommateurs sont de plus en plus habitués à consommer des fromages doux et standardisés.
Un avenir entre sauvegarde et réinvention
Face à cette situation loin d’être rassurante, plusieurs initiatives sont possibles pour sauver ce patrimoine vivant qu’est le camembert AOP de Normandie.
Le développement du tourisme fromager est une première solution. En mettant en avant la vache normande et les techniques artisanales, il pourrait alors être possible d’éduquer le consommateur pour qu’il soit en capacité de distinguer l’AOP du fromage industriel.

De façon plus stratégique, valoriser les accords gastronomiques est aussi une option crédible. Puisque le camembert s’accorde bien avec le cidre brut normand, le pommeau ou les vins rouges légers, envisager des collaborations pourrait être une solution pour relancer les ventes.
Exporter davantage le camembert artisanal est enfin aussi une solution envisageable. Alors que le fromage au lait cru peut être perçu comme un produit de luxe, augmenter les exportations du camembert vers le Japon, les États-Unis ou l’Allemagne est potentiellement un moyen de compenser la baisse des ventes en France.
En bref, pour sauver le camembert de Normandie AOP d’un marché dominé par l’industrialisation et l’homogénéisation des goûts, il vaut mieux ne pas tarder…
Quelques liens et sources utiles :
Han Huynh, Camembert: Fromage de France et du Monde, Editions L’Harmattan, 2023
Elsa Casalegno, Karl Laske, Les Cartels du lait: Comment ils remodèlent lagriculture et précipitent la crise, Don Quichotte, 2016