Quand les sources permettent de découvrir l’intimité des hommes et des femmes d’antan, elles révèlent des trésors. Cette lettre adressée à l‘abbé Viollet offre un époustouflant regard sur un couple du XXe siècle.
Décalage entre intimité et spiritualité
Aujourd’hui, à une époque où la sexualité est omniprésente et semble triomphante, et où ses rapports avec l’Église catholique romaine restent difficiles et parfois conflictuels, ce recueil de 120 lettres d’il y a deux générations à peine présente un immense intérêt. Elles ont été écrites principalement par des laïcs (107), hommes (55) et femmes (62), riches ou pauvres, cultivés ou non, de toutes les régions de France, mais généralement catholiques pratiquants (plusieurs communiaient quotidiennement) et parfois militants. Ces interrogations angoissées de gens tiraillés entre leurs exigences morales réelles et sincères et le poids de la vie (le nombre d’enfants déjà assumés par ex. 8 en 10 ans !), la pauvreté, l’étroitesse du logement, le tempérament tyrannique de l’homme … ou de la femme !), etc. s’adressent à un prêtre qui a fondé une « Association du mariage chrétien » (A.M.C.) et avait acquis une réputation de compétence en la matière grâce à ses conférences et ses publications, et aux conseils qu’il y prodiguait, emplis de soucis pastoraux et dont les exigences doctrinales étaient tempérées par la charité et le bon sens. Il convenait, en juin 1930, que concilier « la morale et l’amour conjugal… était le plus grand problème que l’Église avait à résoudre à l’heure actuelle » (p. 217).
Marcel Bernos, « Martine SEVEGRAND, L’Amour en toutes lettres. Questions à l’abbé Viollet sur la sexualité (1924-1943) », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 4 | 1996, mis en ligne le 01 janvier 2005
Notre source d’étude
Notre étude se concentre sur une lettre manuscrite envoyée à l’Abbé de Viollet au cours du XXe siècle, nous présentant un homme perdu entre les lois de l’Église et les lois naturelles du corps. À suivre un extrait de cette lettre, accessible en intégralité sur Revue Histoire : Lettre pour l’abbé Viollet.
Extrait de la lettre de l’Abbé Viollet
Monsieur l’Abbé, [s. d.]
Je vous serais très obligé de vouloir me donner conseil par l’intermédiaire du bulletin Pour les parents, car mon cas ne doit pas être le seul.
Je me suis marié il y a un peu plus de trois ans avec une jeune fille qui avait été pendant sept ans dans un couvent. Et je crois que cette éducation est pour beaucoup dans le désaccord que nous avons et que dans les couvents on élève les jeunes filles beaucoup plus pour en faire des bonnes soeurs que pour en faire des épouses, des mères de famille.
L’auteur de cette lettre très intime
Cette lettre a été écrite par un laïc du siècle précédent. Il permet d’identifier les craintes de nos aïeux sur des questions intimes comme la sexualité, la vie quand on est marié, les questions entre morale et besoin etc.
Notre document provient d’un ouvrage de Martine SEVEGRAND, L’amour en toutes lettres, questions à l’abbé Viollet sur la sexualité (1924-1943), de 1996. Les différentes lettres qu’elle a recueillies ont été envoyée à l’abbé Viollet, un homme d’Église, qui se place comme spécialiste de la question. Il fonde une « Association du mariage chrétien » afin d’aider les couples chrétiens en leur apportant des consignes sur la pudeur à avoir avant le mariage, la fidélité dans le mariage, la fécondité (il invite les couples à faire de nombreux enfants, dans une optique de repeuplement après la Première Guerre mondiale).
Il est relativement apprécié et compétent, il participe à de nombreuses conférences sur le sujet et réalise de nombreuses publications. Ses conseils sont écoutés et attendus, car il a un discours bienveillant entre les exigences doctrinales de la religion et le bon sens de la vie quotidienne. Les lettres datent de l’entre-deux-guerres et de la Seconde Guerre mondiale.
Les lettres couvrent la Grande dépression et les crises militaires de l’Europe. Ce sont des arrière-plans importants, qui modifient grandement la vie des populations et donc la vie des couples.
Les raisons d’une telle lettre à l’attention de l’Abbé Viollet
Le document nous éclaire sur l’intimité de nos aïeux. L’auteur de la lettre, en narrant les problèmes qui surviennent dans son couple, nous montre les différents facteurs qui marquent la vie d’un couple dans les années d’entre-deux-guerres.
Il évoque, par exemple, les aspects religieux de son mariage. Il est très chaste. Il n’a connu qu’une seule relation sexuelle au cours de sa vie. Cette relation perdure toujours, avec son épouse et la mère de ses enfants. Il ne pratique que rarement le coït à son grand malheur, mais il comprend sa femme et il ne souhaite pas la tromper pour autant. Cet homme a une importante éducation religieuse.
Il évoque également les besoins qu’il ressent et qu’il lui cause tant de malheurs dans son couple. Il est tiraillé par ses besoins naturels qui le poussent à demander à sa femme de le recevoir plus souvent, il est blessé par le manque d’intimité entre eux. Il présente sa femme comme une bonne chrétienne, signe une fois de plus de la bonne éducation religieuse qui règne pour une certaine catégorie de la population lors de celle période. Il note par contre que c’est une mauvaise épouse, parce qu’elle refuse trop souvent de jouer son rôle.
Le document dépeint un couple (ordinaire ou non), mais avec des problématiques liées à une certaine période, attachée à des valeurs chrétiennes.
Une fenêtre sur le quotidien des couples
Le document ne se limite pas aux problématiques sexuelles du couple, il évoque aussi les conditions de vie des couples. L’auteur évoque l’étroitesse et le manque d’intimité dans son logement. Il évoque la vision biaisée du mariage que peuvent avoir les individus avant de se lier à quelqu’un selon les codes religieux.
Cette lettre permet de dépeindre une certaine vision du couple. L’ensemble des questions qu’elles soient financières et économiques (taille du logement, argent pour nourrir toute la famille, peur de tomber enceinte pour la femme et donc limitation des rapports), sexuelles (désir limité, différence entre règles religieuses et pulsions humaines), morales (le rapport entre l’homme et la femme, la place de l’enfant, etc.)
Ainsi, comment la morale et l’amour conjugal se retrouvent au centre des préoccupations des couples, du moins de ce couple précis. Entre un désir d’assouvir ses prérogatives religieuses et ses désirs d’humains, le corps devient le réceptacle des frustrations.