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Faire renaître la forêt primaire en France

Et si l’une des pistes pour lutter contre le dérèglement climatique résidait dans l’inaction ? C’est le pari fou du botaniste Francis Hallé !
Une canopée vue du sol - lefteye81 | Creative Commons BY-SA 4.0
Une canopée vue du sol – lefteye81 | Creative Commons BY-SA 4.0

Et si l’une des pistes pour lutter contre le dérèglement climatique résidait dans l’inaction ? C’est le pari fou du botaniste Francis Hallé qui, en 2019, a lancé l’initiative de la recréation d’une forêt primaire en Europe.

À rebours du « tout, tout de suite » rendu possible par l’évolution des techniques et qui est précisément l’une des causes du désastre écologique, son projet propose au contraire de ne plus rien faire, et d’attendre… sept siècles. 

Évolution des forêts primaires dans le monde, en Europe, et en France

Les forêts existent depuis plus de 380 millions d’années, et jusqu’à l’apparition de l’espèce humaine elles étaient toutes primaires. Dès lors qu’il y a ou a eu intervention humaine, la forêt est dite secondaire

Couvrant à l’origine plus de la moitié du globe, l’étendue des forêts s’est considérablement réduite tout au long de l’histoire humaine. Les principales causes en sont le défrichement pour la culture, pour le développement des routes, et l’exploitation du bois. 

En France, l’idée de protéger les forêts naît à la fin du XIIIe siècle, sous Philippe Le Bel, dans la perspective de garantir sur le long terme l’approvisionnement en bois de chauffage et de construction, et d’assurer les besoins alimentaires de la population, qui avait un droit de chasse dans la forêt. 

Des 40 millions d’hectares de forêts qui couvraient la Gaule, il reste au moment de la Révolution française moins de 7 millions d’hectares de forêts, ce qui alerte le pouvoir. Louis XVIII initie une politique de reforestation, et en 1824 est fondée l’École royale forestière de Nancy. En 1827, sous le règne de Charles X, est promulgué un code forestier. Cette volonté de reforestation a porté ses fruits : la surface de la forêt a doublé depuis 1830, atteignant aujourd’hui près de 17 millions d’hectares en France métropolitaine. 

À la Libération, la politique de reboisement trouve une nouvelle impulsion sous le gouvernement provisoire du général de Gaulle. En 1946, est ainsi créé le Fonds forestier national, puis l’Inventaire Forestier National en 1956. Enfin, en 1965 naît l’Office national des forêts (ONF), qui se voit confier, en plus de la surveillance des forêts, la mission d’en gérer l’exploitation et la protection. 

Mais ces forêts ne sont plus des forêts primaires, il n’en reste que quelques confettis ici et là. Sauf en Guyane, département français d’Outre-Mer, où l’étendue forestière est constituée de plus de 90 % de forêt primaire.

Vers une disparition totale des forêts primaires

Les paysages forestiers intacts de la planète - Potapov (pseudo Wikipédia) | Domaine public
Les paysages forestiers intacts de la planète – Potapov | Domaine public

Dans le monde, la surface des forêts primaires, malgré une prise de conscience écologique grandissante, ne cesse de se réduire comme peau de chagrin. Entre 2014 et 2016, les forêts primaires ont perdu chaque année une surface de 90.000 km2, soit la superficie de l’Autriche.

Malgré les alertes pour lutter contre la déforestation et pour protéger en particulier les forêts vierges de toute atteinte humaine, près de 10 % des forêts primaires de la planète ont été morcelées, dégradées, ou rasées depuis 2000, soit une moyenne de plus de 200 km2 perdus chaque jour depuis 17 ans. Ainsi, aujourd’hui, les forêts primaires ne représentent plus que 27% de la surface forestière mondiale.

Actuellement les trois grandes zones de forêts tropicales primaires se situent en Amazonie (Brésil, Pérou et Colombie), dans la forêt du bassin du Congo (République démocratique du Congo, Gabon et Cameroun), en Asie du Sud-Est (Indonésie et en Papouasie Nouvelle-Guinée). Quant aux forêts primaires tempérées, elles se trouvent en Patagonie (Chili et Argentine), en Tasmanie (Australie), dans l’État de Washington (États-Unis) et en Colombie-Britannique (Canada). 

En ce qui concerne l’Europe, les forêts primaires ne représentent plus que 4 % de la surface forestière en Europe. Les plus importantes se situent en Pologne (forêt de Białowieża), en Biélorussie, en Bosnie-Herzégovine, ou dans certaines zones dans l’extrême nord de la Scandinavie. La Russie concentre à elle seule 97% de la superficie totale des forêts d’Europe.

L’étiolement des forêts primaires trouve toujours son origine dans l’activité humaine, de façon directe ou indirecte : le défrichage pour l’agriculture ou l’exploitation forestière, le narcotrafic (Amazonie), les mines et les forages (Russie, Australie) mais aussi les incendies (Canada, États-Unis). Les images satellites permettent de mesurer la progression des dégâts : comparé à la période 2000-2013, la Russie a perdu en moyenne 90 % de plus chaque année entre 2014 et 2016, l’Indonésie, 62 % et le Brésil 16 % (ces chiffres sont le résultat d’analyses d’images satellites comparées à des études similaires conduites en 2008 et 2013 ; selon l’AFP).

La déforestation de la forêt amazonienne inquiète les chercheurs depuis plusieurs dizaines d’années, et le gouvernement de Bolsonaro, allié du lobby de l’agronégoce, a fait bondir la déforestation annuelle moyenne en Amazonie brésilienne de 75,5 % par rapport à la décennie précédente.

Malgré sa classification comme réserve de la Biosphère par l’UNESCO en 2014, la forêt de Białowieża, en Pologne, ne cesse de subir les exploitations… et les menaces de l’Union européenne ne stoppent pas les dégâts. Ainsi, en 2017, 190 000 mètres cubes d’arbres ont été abattus, sous l’impulsion du gouvernement polonais conservateur du parti Droit et justice (PiS).

L’argument donné : la lutte contre l’invasion du bostryche typographe, un insecte qui s’attaque à l’écorce des épicéas. Or selon plusieurs paléontologues et botanistes, la nocivité de cet insecte n’exige pas d’intervenir par la déforestation, et n’est qu’une façade qui dissimule (mal) la véritable raison du gouvernement : l’exploitation du bois. Bien qu’effectuée à l’extérieur de la zone protégée du parc national, cette déforestation a valu à la Pologne des menaces de sanctions financières de la part de l’Union européenne, et elle a été stoppée. Mais le 9 mars 2021, Varsovie a autorisé la reprise des coupes forestières, toujours avec le même motif, et dans le même objectif. 

Le projet de Francis Hallé

Devant ces atteintes permanentes à un patrimoine qu’il juge inestimable et sérieusement menacé de disparition, le botaniste Francis Hallé a créé en 2019 une association dont le projet est de recréer une forêt primaire en Europe. Hallé, c’est ce grand chercheur qui a navigué sur la canopée amazonienne avec son Radeau des cimes, sorte de toile d’araignée pneumatique conçue pour naviguer sur la cime des arbres, à plus de 40 mètres du sol. Grâce à cet outil, il a enrichi de façon inégalée la connaissance des arbres et des plantes en mettant au jour des milliers d’espèces animales et végétales inconnues, mais aussi des comportements végétaux jamais appréhendés jusqu’alors.

Assez pessimiste sur les chances de survie de la forêt primaire en Europe, Francis Hallé appelle à en créer une autre, plus proche de la France. Il a ainsi créé en 2019 l’association “Francis Hallé pour la forêt primaire”, qui compte aujourd’hui plus de 4000 adhérents. Son ambition est de trouver et délimiter une zone de 70 000 hectares, transfrontalière, à cheval entre la France et un autre pays, a priori soit les Vosges, soit les Ardennes. Sur cette zone, idéalement déjà partiellement boisée et traversée par un fleuve, on ne ferait… rien. On la laisserait entièrement s’autodéterminer, afin que les végétaux et les animaux forment de leur propre initiative un écosystème. Une telle forêt pourrait alors être appelée “primaire” après un temps suffisamment long, qui varie entre sept siècles pour une forêt située en zone équatoriale et entre huit et dix siècles pour une forêt située en zone tempérée (le temps est plus court si elle part déjà d’une forêt secondaire et non d’un terrain nu). 

Le projet d’Hallé ne nécessite pas tant d’investissements financiers que des accords gouvernementaux. Les coûts seraient ceux du gardiennage, et de la création de pare-feu : à savoir, sur 100 m de large, des espaces sans aucune végétation pour empêcher le feu de passer. Dans un second temps, pourrait être envisagée la création d’infrastructures pour héberger et nourrir les visiteurs. Les visites seraient en effet autorisées, avec les mêmes règles que dans les parcs nationaux : on ne pose pas le pied au sol, on marche sur des passages en bois. En effet, un sentier emprunté par de nombreux visiteurs aurait comme conséquence un tassement du sol, qui tuerait les racines et à la suite, les arbres. La cueillette serait bien sûr interdite.

Les atouts de la forêt primaire

C’est donc tout l’opposé d’un projet de reboisement, qui consisterait quant à lui à planter des arbres, le plus souvent de la même espèce et du même âge. Qu’offre une forêt primaire de plus par rapport à une forêt secondaire ? Hallé aime dans ses interviews rapporter cette comparaison, trouvée par l’un de ses étudiants montpelliérains :

« La forêt primaire est à la forêt secondaire ce qu’un grand champagne millésimé frappé dans une flûte de cristal est à un coca tiède servi dans un gobelet en carton. »

Concrètement, la forêt primaire n’est pas de même nature que la forêt secondaire, de par la diversité d’essences végétales mais aussi d’espèces animales. Dans une forêt primaire, les arbres, essences indigènes en accord avec le climat local, sont de tailles et d’âges différents. Ils ont la possibilité de parvenir à leur maturité, puis à leur mort naturelle et leur décomposition, ce qui permet la naissance d’organismes en début de chaîne alimentaire, et la régénérescence de la forêt.

Ils créent ainsi un écosystème dans lequel toutes les espèces forment un équilibre, en constante évolution et en adaptation permanente. Hallé est sur ce point en désaccord avec ce qui est enseigné dans les écoles de foresterie, à savoir qu’une forêt a besoin de l’intervention humaine pour ne pas s’étouffer et mourir, à cause des arbres morts. Selon lui, cela vaut lorsqu’on porte sur la forêt un regard guidé par la rentabilité du bois, pas si l’on se soucie de biodiversité. Or les forêts contiennent 75 % de la biodiversité mondiale terrestre, et les deux tiers de celle-ci sont concentrés dans les forêts tropicales.

Enjeux de la forêt primaire par temps de crise écologique

Photographie d'illustration pour une forêt vierge en Europe, et tout particulièrement en France Paul Hudson | Creative Commons BY 2.0
Photographie d’illustration pour une forêt vierge en Europe, et tout particulièrement en France Paul Hudson | Creative Commons BY 2.0

La richesse de la forêt primaire lui confère deux grands pouvoirs : en premier lieu, elle offre à la forêt et ses hôtes végétaux et animaux une force de protection, que ce soit contre les parasites qui occasionnent des ravages dans les forêts en monoculture, ou bien contre les tempêtes et les incendies, auxquels les forêts primaires résistent bien mieux que les forêts plantées.

En second lieu, le pouvoir d’une forêt primaire dans la lutte contre le dérèglement climatique est d’une autre envergure que pour une forêt secondaire ou une culture. Si les océans sont les puits de carbone les plus conséquents (ils piègent près de 30% des émissions de CO2 d’origine humaine), ce sont, à leur suite, les forêts qui ont le plus grand rôle à jouer. Ainsi, une étude de 2019 indique que sur la planète, nous pourrions recouvrir de forêt une zone de 900 millions d’hectares, ce qui permettrait de capter plus de 200 milliards de tonnes de CO2 (pour repère, en 2019, les activités humaines ont généré 43 milliards de tonnes de CO2).

Pour que la forêt demeure un puits de carbone et non une source de carbone (comme c’est désormais le cas dans la partie brésilienne de l’Amazonie), elle ne doit pas subir de dégradations. Pour Hallé, une forêt primaire, c’est en effet le maximum de fixation de gaz carbonique et de carbone (de grands arbres sur une grande superficie), sur du long terme. Une étude a même confirmé récemment que les arbres anciens captent deux fois plus de carbone qu’annoncé jusqu’à présent. Pour obtenir des résultats conséquents à l’échelle planétaire, il faudrait que d’autres États suivent l’exemple. 

La forêt joue aussi un rôle considérable dans la captation et le filtrage de l’eau. Le sol retient en partie l’eau, mais il la filtre également, grâce à ses racines et grâce à l’activité des micro-organismes et des insectes présents dans la terre. C’est donc une eau plus saine qui rejoint les cours d’eau et les nappes phréatiques. 

Par rapport à une zone reboisée, la forêt primaire obtient de meilleures performances de captation et rétention de CO2 de par sa nature propre mais aussi parce qu’elle implique l’absence de toute action humaine, qui est la première cause d’émission de gaz à effet de serre. Un reboisement nécessite de grandes dépenses d’énergie pour la culture des plants, l’utilisation de machines, etc.

Le reboisement implique également un apport suffisant en eau, ce qui peut être un problème si les arbres et leur environnement ne sont pas en symbiose, comme ils le sont nécessairement dans une forêt autonome. 

L’attrait du projet de renaissance d’une forêt primaire

Le projet de Francis Hallé a reçu un accueil très favorable, médiatique mais aussi politique. Il entre en effet dans la ligne du « Pacte vert » européen, qui vise entre autres à protéger 30 % des terres d’ici à 2030. L’UE pourrait ainsi participer à une aide juridique pour la création de cet espace et pour son financement. 

Après avoir été reçus par les cabinets du Président de la République et de la Première Ministre, Francis Hallé et Éric Fabre, secrétaire général de l’association, ont rencontré le 17 mars dernier le Ministre de la Transition Écologique et de la Cohésion des Territoires, Christophe Béchu. Ils ont ainsi présenté les propositions de l’association et l’avancée de ses prospections quant à la zone géographique.

Un changement de paradigme

Le projet de Francis Hallé est à contre-courant d’une pensée écologique catastrophiste et urgentiste. Il ne nie pas, loin de là, l’urgence écologique, mais il propose un basculement dans une autre temporalité, puisque ce projet, s’il est initié par lui et les membres de l’association, ce n’est ni cette génération ni les suivantes, mais nos très lointains descendants qui en verront les fruits, comme lors de la construction des cathédrales. Hallé entend lutter contre ce qu’il nomme la “tyrannie de l’immédiateté”, cette frénésie de vitesse et cette exigence de résultats immédiats, qui sont les principales causes du dérèglement climatique. Il propose ainsi de faire confiance à l’avenir.

Pour aboutir à une forêt primaire, il faut se plier au rythme de la nature, on ne peut pas accélérer le processus. Cela exige un lâcher-prise humain, mais cette « déresponsabilisation » va au-delà : elle remet l’homme à sa juste place. En effet, il ne peut pas tout solutionner, ni intervenir en permanence. Il doit même parfois arrêter de le faire, pour le bien de la planète et le sien propre…

Hallé propose avec son projet un anti-solutionnisme : non, tous les dégâts ne peuvent trouver des solutions techniques. Cette idée s’illustre parfaitement avec le concours lancé début 2021 par Elon Musk, récompensant des initiatives industrielles qui trouveraient le moyen d’éliminer le CO2 en excès dans l’atmosphère et dans l’océan et de parvenir à un bilan carbone négatif.

Francis Hallé a participé au concours ; il a écrit au milliardaire pour lui parler de son projet, qui rencontre l’objectif de Musk : un projet presque sans coût, sans émission de CO2 liée à une mise en place de machinerie, une efficacité prouvée et durable. Le long terme est le seul problème que l’on peut reprocher au projet de Hallé ; mais il souligne le danger d’une pensée comme celle de Musk, puisque si une solution technique était trouvée à l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère, alors rien ne justifierait d’arrêter la surenchère d’exploitation de son environnement par l’homme. 

Or c’est bien à une inversion de paradigme que nous convie Hallé, où l’humain doit accepter l’idée selon laquelle il n’est pas au centre du monde. Car les forêts elles, comme le rappelle Hallé, ont connu des grands bouleversements climatiques : elles sont bien mieux armées que nous pour résister et s’adapter. Et surtout, elles n’ont pas besoin de nous pour exister, alors que l’inverse n’est pas vrai…

Quelques liens et sources utiles

Le site de l’association de Francis Hallé : https://www.foretprimaire-francishalle.org/

Sven Ortoli, « Francis Hallé : un monde nommé forêt« , Philosophie Magazine, 2022

Jean-Marie Ballu, Georges-André Morin, Huffel, Emmanuel de Waresquiel, Histoire des forêts françaises, Institut pour le Développement Forestier CNPF-IDF, 2019

Kim Calders, Hans Verbeeck, Andrew Burt, Niall Origo, Joanne Nightingale, Yadvinder Malhi, Phil Wilkes, Pasi Raumonen, Robert G. H. Bunce, Mathias Disney, « Laser scanning reveals potential underestimation of biomass carbon in temperate forest« , Javier Cabello, 2022

Muséum national d’Histoire naturelle, https://www.mnhn.fr/fr/les-forets-tropicales-leur-role-pour-le-climat-et-la-biodiversite

Jean-Pierre Wigneron, Philippe Ciais, « Rôle des forêts dans le bilan de carbone de la planète« , Planet Vie ENS, 2021

« Disparition accélérée des forêts vierges de la planètes », GoodPlanet, 2018, AFP

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