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L’extinction de la rhytine de Steller

Sitôt découverte, sitôt éteinte. C'est le tragique destin qu'a subi la rhytine de Steller, imposant mammifère marin, au XIXème siècle.
Un squellette et une représentation d'une Rhytine de Steller - KKPCW [Pseudo Wikipédia] | Domaine public
Un squellette et une représentation d’une Rhytine de Steller – KKPCW [Pseudo Wikipédia] | Domaine public

27 ans, c’est le temps qu’il aura fallu à l’espèce humaine pour faire disparaître une autre espèce : la rhytine de Steller. À l’ère de la sixième extinction de masse, ce triste exploit n’est pas surprenant. Entre 150 000 et 260 000 espèces seraient éteintes depuis 1500.

La révolution industrielle a accéléré ce processus, mais dès le XVIIIème siècle, le potentiel de nuisance de l’Homme s’est fortement exercé sur certaines espèces.

Le découverte des rhytines par Steller

En 1739, le naturaliste allemand Georg Steller embarque pour une expédition visant à déterminer si la Sibérie est reliée à l’Alaska. Cette expédition fut menée par le danois Vitus Béring, qui trouve la mort comme nombre de ses hommes fin 1741, sur le chemin du retour.

Pour Steller, ce voyage lui permet d’écrire De Bestiis Marinis, qui est publié en 1751. Il y décrit ses découvertes : loutre de mer, otaries, oiseaux et rhytine. Cette dernière espèce est un sirénien que l’on ne trouvait qu’autour des îles Commandeur, dans la mer de Béring.

Des fossiles indiquent pourtant que les rhytines de Steller ont vécu sur une aire de répartition plus large, allant jusqu’au Japon. Elles ont été confinées aux îles Commandeur uniquement à la fin de l’Holocène, en lien avec plusieurs facteurs. Ces îles étaient inhabitées, et donc elles n’étaient pas chassées par les autochtones.

Par ailleurs, les algues australes du Pacifique central avaient développé des défenses chimiques puissantes contre les herbivores les broutant. Ces derniers se sont donc déplacés vers des zones où les algues étaient moins toxiques, ce qui est le cas des îles Commandeur.

Rhytines : écologie et comportement

Les rhytines sont de grands animaux de la famille des dugongs. Ils mesurent de 8 à 9 mètres pour un poids pouvant aller jusqu’à 10 tonnes. Cette taille fait de cette vache marine l’un des plus grands mammifères de l’époque Holocène. Contrairement aux autres siréniens, la vache de mer de Steller a une flottabilité positive, ce qui signifie qu’elle ne peut pas s’immerger complètement.

Sa peau extérieure était très épaisse, noire et plissée, ce qui lui a valu son nom. Rhytine provient en effet du mot grec ancien ῥύτις – rhutís signifiant ride, pli. La tête de la vache de mer était petite et courte par rapport à son énorme corps.

Carte dépeignant des rhytines devant un coucher de soleil – F. John | Domaine public
Carte dépeignant des rhytines devant un coucher de soleil – F. John | Domaine public

On ne sait pas si la vache de mer de Steller avait des prédateurs naturels. Il est possible qu’elle ait été chassée par les orques et les requins, mais les adultes protégeaient les jeunes des prédateurs. L’animal est un herbivore strict, passant la majeure partie de son temps à se nourrir de plusieurs espèces de varech (ensembel d’algues).

Steller a noté que la vache marine devenait mince pendant les hivers glaciaux, ce qui indique une période de jeûne due à la faible croissance du varech. D’ailleurs, les populations découvertes par Steller étaient plus petites que d’autres, la croissance des individus des îles Commandeur étant retardée en raison d’un habitat moins favorable et d’une nourriture moins abondante.

Les rhytines étaient des animaux très sociaux, grégaires. Elle vivait en petits groupes familiaux et aidait les membres blessés, et était apparemment monogame. Ainsi, Steller a rapporté qu’au moment de la capture d’une femelle, un groupe d’autres vaches de mer a attaqué le bateau de chasse en l’éperonnant et en le secouant, et qu’après la chasse, son compagnon a suivi le bateau jusqu’au rivage, même après la mort de l’animal capturé.

Les femelles n’ont qu’un petit à la fois, et la durée de gestation est probablement supérieure à un an. Les vaches de mer étaient une source de nourriture pour des espèces d’oiseaux locales, puisqu’à l’instar des pics africains, des oiseaux se perchaient sur le dos des rhytines qui étaient hors de l’eau et se nourrissaient d’un parasite.

Illustration de rhytines de Steller avec un petit réalisée en 1898 – Auteur inconnu | Domaine public
Illustration de rhytines de Steller avec un petit réalisée en 1898 – Auteur inconnu | Domaine public

L’extinction brutale de la rhytine

Lors du retour de l’expédition en 1742, la nouvelle d’un grand mammifère docile et facile à chasser se répandit rapidement, si bien qu’en 1770, l’espèce est éteinte. Pour autant, même sans l’influence de l’Homme, la rhytine était en grand danger d’extinction. De nombreuses études pensent que la majorité de la population avait déjà disparu, prise dans un vortex d’extinction.

Le caractère soudain de la chasse à la rhytine a été impressionnant, mais l’Homme était déjà responsable de la disparition de nombreux individus dans d’autres aires de répartition.

Les Yupik de Sibérie, qui habitent l’île du Saint-Laurent depuis 2 000 ans, sont l’un des facteurs susceptibles d’avoir entraîné l’extinction de la vache de mer de Steller, en particulier au large de l’île du Saint-Laurent. Par ailleurs, la réduction de la population de loutre de mer ayant provoqué une prolifération d’oursins, le varech a pu venir à manquer. Ainsi, à la découverte de la rhytine par Steller, seuls quelques milliers d’individus étaient encore vivants.

Carte géographique de la région de la mer de Béring montrant l'aire de répartition de la rhytine de Steller au cours du Pléistocène supérieur (jaune), les sites archéologiques et les localités (cercles rouges) où des individus ont été décrits, et la répartition de la dernière population (cercles bleus). – Fedor S. Sharko et al. | Creative Commons Attribution 4.0
Carte géographique de la région de la mer de Béring montrant l’aire de répartition de la rhytine de Steller au cours du Pléistocène supérieur (jaune), les sites archéologiques et les localités (cercles rouges) où des individus ont été décrits, et la répartition de la dernière population (cercles bleus). – Fedor S. Sharko et al. | Creative Commons Attribution 4.0

La première tentative de chasse de Steller et des autres membres de l’équipage s’est soldée par un échec en raison de la force et de l’épaisseur de la peau de l’animal. La deuxième tentative fut couronnée de succès, et dès lors, chasseurs et braconniers se ruèrent sur les îles du Commandeur.

La disparition de la rhytine a eu un impact sur l’écosystème, en particulier les posidonies. Cela indique qu’en raison de l’extinction de la vache de mer, la dynamique de l’écosystème et la résilience des forêts de laminaires du Pacifique Nord peuvent avoir été compromises bien avant des facteurs de stress modernes plus connus tels que la surexploitation et le changement climatique.

L’animal et la science

La recherche a lentement évolué sur le sujet. C’est le zoologiste Eberhard von Zimmermann qui a officiellement décrit la vache de mer de Steller en 1780 sous le nom de Manati gigas. Le nom Hydrodamalis gigas, a été utilisé pour la première fois en 1895 par Theodore Sherman Palmer. Il a fallu attendre des décennies avant de découvrir des squelettes de rhytines.

Les premiers ossements ont été mis au jour vers 1840, 70 ans après son extinction. Le premier crâne a été découvert en 1844, le premier squelette en 1855. De 1878 à 1883, de nombreuses découvertes de squelettes sont réalisées. En 2006, 27 squelettes presque complets et 62 crânes ont été découverts, répartis dans une cinquantaine de collections. En 2021, le génome de la rhytine de Steller a été séquencé.

Parmi les collections disposant d’un squelette complet, il y a celle du Musée des confluences de Lyon. En 1896, le consul de France à San Francisco, Alexandre Laurence de Lalande, tenta d’obtenir un squelette intégral pour le Muséum de Lyon. Le squelette fut obtenu par son collègue, le Consul impérial de Russie Vladimir Artsimovitch, auprès du gouverneur des îles du Commandeur, Nicolas Prebnitsky.

Rhytine de Steller au Musée des confluences à Lyon – Ghedoghedo | Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0
Rhytine de Steller au Musée des confluences à Lyon – Ghedoghedo | Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0

Les heures ont été difficiles pour le squelette : il devait être transporté à bord d’un navire russe jusqu’à Port Saïd pour être repris par un navire français. Cependant, après de nombreuses négociations et difficultés, la rhytine a finalement atteint Lyon en 1898. D’après les lettres entre les consuls et le Muséum, il ressort que le squelette a d’abord atteint Vladivostok et a été transporté par voie terrestre ou maritime.

Certaines rumeurs existent autour de la rhytine et de son extinction. En 1926, l’océanographe Sverdrup met en avant un témoignage d’observation de spécimens, tout comme Ivan Skrikpine en 1960. En 1962, l’équipage du baleinier Le Bourane dit avoir observé un groupe d’animaux marins dont la description évoque la rhytine de Steller.

En 1977, une dépouille est découverte dont certaines caractéristiques évoquent l’animal. Ces éléments classent ainsi la rhytine dans la catégorie des cryptides, c’est-à-dire un animal dont certaines personnes supposent l’existence.

La disparition de la rhytine est un symbole de la surpêche et de la surconsommation de manière générale, à l’aube de l’ère industrielle. Aujourd’hui, alors que nous faisons face à une crise de la biodiversité, il semble urgent de limiter les impacts anthropiques sur l’ensemble du vivant, d’écouter les mises en garde des écologistes afin de limiter au minimum d’espèces le destin de la rhytine, en particulier les espèces fragiles.

Quelques sources et liens utiles

Steller GW (1751) De Bestiis Marinis

Gascuel D. (2019). Pour une révolution dans la mer, édition Actes Sud

Jousse, H., Guérin, C., & Philippe, M. (2006). Les rhytines de Steller (Mammalia, Sirenia, Dugongidae) du Muséum d’Histoire naturelle de Lyon. Publications du musée des Confluences, 10(1), 5-49.

James A. Estes, Alexander Burdin, and Daniel F. Doak (2016). Sea otters, kelp forests, and the extinction of Steller’s sea cow, Proceedings of the National Academy of SciencesVol. 113, No. 4

Turvey ST, Risley CL (2006) Modelling the extinction of Steller’s sea cow. Biol Lett 2(1):94–97

Anderson P (1995) Competition, predation, and the evolution and extinction ofSteller’s sea cow, Hydrodamalis gigas. Mar Mamm Sci 11:391–394

Domning DP, Thomason J, Corbett DG (2007) Steller’s sea cow in the Aleutian Islands.Mar Mamm Sci 23(4):976–983

Sharko, F.S., Boulygina, E.S., Tsygankova, S.V. et al. Steller’s sea cow genome suggests this species began going extinct before the arrival of Paleolithic humans. Nat Commun 12, 2215 (2021). https://doi.org/10.1038/s41467-021-22567-5

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