Les années 1960 représentent une période de prospérité et de stabilité relative pour la Yougoslavie sous le leadership de Josip Broz Tito. Cette décennie marque l’apogée de son modèle politique et économique unique, fruit de choix audacieux faits dès la rupture avec l’URSS en 1948.
Cependant, cet âge d’or sera suivi de crises profondes dans les années 1970 et 1980, qui fragiliseront les bases de cette réussite.
L’avant 1960 : la rupture avec l’URSS et la quête d’indépendance
La Yougoslavie, initialement alliée proche de l’URSS après la Seconde Guerre mondiale, entre rapidement en conflit avec Staline. Tito, fort du rôle joué par les partisans yougoslaves dans la libération du pays, refuse de soumettre la Yougoslavie à une tutelle soviétique stricte, comme c’était le cas pour d’autres pays d’Europe de l’Est.
En juin 1948, Staline exclut la Yougoslavie du Kominform, accusant Tito de déviations idéologiques et de trahison. Cette rupture expose la Yougoslavie à des pressions économiques (embargos soviétiques) et militaires (menaces d’intervention), mais Tito maintient son indépendance en réprimant durement les dissidents pro-soviétiques et en recherchant des alliances alternatives.
Pour compenser l’isolement de son pays, Tito amorce une ouverture vers l’Ouest. La Yougoslavie reçoit une aide économique et militaire des États-Unis et d’autres puissances occidentales, tout en restant officiellement socialiste.
En parallèle, Tito développe une politique de neutralité active qui mène à la création du Mouvement des non-alignés. Ce projet, officialisé lors de la Conférence de Belgrade en septembre 1961, positionne la Yougoslavie comme un leader des nations refusant de s’aligner sur l’un ou l’autre des blocs de la Guerre froide.
Les années 1960 : l’âge d’or de Tito
Les années 1960 marquent le plein essor du modèle économique spécifique de Tito, basé sur l’autogestion ouvrière introduite en 1950. Dans ce système, les travailleurs participent directement à la gestion des entreprises, une alternative au modèle soviétique de contrôle étatique strict.
- Croissance économique : Entre 1960 et 1969, la Yougoslavie connaît une croissance annuelle moyenne du PIB de 6 %. La production industrielle et agricole augmente significativement.
- Diversification des échanges : En entretenant des relations commerciales avec l’Ouest et l’Est, la Yougoslavie tire parti des rivalités de la Guerre froide pour obtenir des investissements et des prêts avantageux.
- Tourisme en plein essor : La côte adriatique devient une destination prisée des touristes européens, générant des revenus importants en devises étrangères.
Cependant, ce modèle repose en partie sur un endettement extérieur croissant, qui posera des problèmes dans les décennies suivantes.
Pour renforcer la stabilité interne, Tito introduit une nouvelle constitution en 1963, rebaptisant le pays République fédérative socialiste de Yougoslavie. Ce texte accorde davantage de pouvoirs aux républiques constitutives (Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Serbie et Macédoine), tout en maintenant une forte centralisation sous l’autorité de Tito.
Cette période est également marquée par une stabilité relative entre les différentes communautés ethniques, en grande partie grâce au charisme personnel de Tito et à son autorité incontestée.
Après les années 1960 : crises et déclin
Le début des années 1970 révèle les limites du modèle économique et politique de Tito :
- Chocs économiques : L’endettement extérieur accumulé pendant les années 1960 atteint des niveaux critiques. En 1971, la croissance ralentit et l’inflation augmente, créant un mécontentement parmi les travailleurs.
- Tensions nationalistes : En 1971, la Croatie connaît des manifestations massives lors du Printemps croate, un mouvement nationaliste demandant une plus grande autonomie économique et culturelle. Bien que Tito réprime le mouvement, ces tensions annoncent les futures divisions ethniques du pays.
Pour apaiser les tensions internes, Tito promulgue une nouvelle constitution en 1974, qui accorde une autonomie accrue aux républiques et aux provinces (notamment le Kosovo et la Voïvodine). Cette réforme, si elle garantit une certaine stabilité à court terme, affaiblit le contrôle central et ouvre la voie aux revendications indépendantistes après la mort de Tito en 1980.
Après la mort de Tito en 1980, la Yougoslavie plonge dans une crise économique et politique. L’endettement extérieur, combiné à une inflation galopante et à une gouvernance divisée, paralyse le pays. Les tensions ethniques, longtemps contenues par le leadership de Tito, explosent progressivement, conduisant à la désintégration violente de la fédération dans les années 1990.
Un pays unifié, mais divisé
Les années 1960 représentent une période de réussite incontestable pour Tito et la Yougoslavie. Grâce à son indépendance politique, son modèle économique hybride et son rôle central dans le Mouvement des non-alignés, Tito a offert à son pays une décennie de croissance et de stabilité relative.
Cependant, les choix faits pendant cette période, notamment le recours à l’endettement extérieur et la décentralisation politique, ont aussi préparé le terrain aux crises des décennies suivantes.
L’histoire de la Yougoslavie sous Tito illustre les défis de maintenir l’unité et la prospérité dans un pays aussi diversifié, à la croisée des influences géopolitiques mondiales.
Quelques liens et sources utiles
Sabrina P. Ramet, The Three Yugoslavias: State-Building and Legitimation, 1918–2005, Indiana University Press, 2006.
Ivo Banac, The National Question in Yugoslavia: Origins, History, Politics, Cornell University Press, 1984.
John R. Lampe, Yugoslavia as History: Twice There Was a Country, Cambridge University Press, 2000.