Le travail de Théophile Charron, un jeune Montréalais de 14 ans, n’est pas unique. Le non-travail économique des enfants est une avancée sociale récente. Il suffit de poser la question à nos grands-parents, qui eux-mêmes, après une courte période scolaire, allaient travailler.
Le cas de Théophile est plus ancien. Il nous replonge dans une période difficile pour les corps et esprits des ouvriers du monde entier. Le XIXe siècle n’avait pas un respect prononcé pour les hommes et femmes de basse extraction. Son récit est une fenêtre sur cette sombre période.
Un témoignage obtenu durant une commission d’enquête
Le témoignage de Théophile Charron a été obtenu grâce à un travail d’enquête d’une commission gouvernementale. La Commission royale d’enquête sur le capital et le travail a été demandée à la suite de pressions du mouvement ouvrier au Québec. En effet, il y avait, à la fin du XIXe siècle, de nombreux accidents de travail, des conditions exécrables dans les usines et surtout des conditions de vie abominables pour l’ensemble des ouvriers, qu’ils soient adultes ou enfants.
Cette commission royale a été réalisée entre l’année 1886 et 1889 par le gouvernement fédéral libéral conservateur de sir John Alexander Macdonald. L’objectif est donc de pouvoir étudier les conditions de vie et de travail des prolétaires dans les entreprises canadiennes.
La commission est formée de treize personnes, issues de milieux différents. Elle est présidée par un juge québécois, James Armstrong.
Retranscription du témoignage de Théophile Charron
La retranscription du témoignage de Théophile Charron se fait sous forme de questions-réponses. Ainsi le « Q » correspond à la question du membre de la commission royale, et le « R » à la réponse de Théophile Charron.
Q.- Vous êtes ouvrier cigarier? R.- Oui, Monsieur.
Q.- Quel âge avez-vous? R.- J’ai eu 14 ans le 20 de janvier dernier.
Q.- En disant que vous êtes un ouvrier cigarier, vous voulez dire que vous avez servi votre apprentissage, n’est-ce pas? R.- Oui, Monsieur.
Q.- Combien de temps? R.- 3 ans.
Q.- Vous avez commencé à travailler à 11 ans? R.- Oui, Monsieur.
Q.- Quel salaire recevez-vous maintenant? Êtes-vous payé à la pièce? R.- Oui. Monsieur.
Q.- Vous recevez le même salaire que les hommes? R.- Oui.
Q.- Quel salaire avez-vous reçu, pendant votre apprentissage? R.- 1 $ par semaine, la première année, 1,50 $, la deuxième année, et 2 $ par semaine, la troisième année. Et quand on faisait plus, on était payé.
Q.- Vous dites que quand vous faisiez plus, vous étiez payés? R.- Oui.
Q.- Qu’appelez-vous faire plus? Quelle était la quantité que vous étiez obligés de faire? R.- On avait dix cents par 100 cigares, et quand on faisait une certaine quantité de plus, on était payé 10 cents par 100 cigares.
Q.- Est-ce que le roulage est fait simplement par les apprentis, ou s’il y a des hommes qui font du roulage aussi? R.- Il y a des hommes qui font du roulage, aussi.
Q.- Combien les roulages sont-ils payés? R.- 25 cents du 100.
Q.- La première année, combien vous demandait-on de faire de 100 cigares par semaine; de rouler? R.- Ils ne nous le disaient pas. D’abord qu’on faisait des cigares, on était payé pareil.
Q.- Pour savoir si vous aviez de l’extra, on devait vous demander une certaine quantité par semaine? R.- Il fallait faire un 1 000 pour 1 $, et si on faisait plus qu’un 1 000, on était payé extra.
Q.- Faisiez-vous généralement, votre 1 000? R.- Oui, Monsieur.
Q.- C’est-à-dire, que pour 1 $ vous faisiez l’ouvrage qui est payé à un homme, 1,50 $? R.- Oui, Monsieur.
Q.- Avez-vous payé des amendes pendant votre apprentissage? R.- Oui, Monsieur.
Q.- Beaucoup? R.- Assez.
Q.- Vous rappelez-vous combien? R.- Non.
Q. Vous rappelez-vous combien vous avez payé le plus pendant une semaine? R.- 25 cents.
Q.- C’est le plus que vous avez payé? R.- Oui, Monsieur.
Q.- Combien travailliez-vous d’heures par jour? R.- Des fois, dix heures; d’autres fois, huit heures; c’est selon comme on voulait.
Q.- Pourquoi avez-vous payé ces amendes, vous en rappelez- vous? R.- Des fois, c’est parce qu’on parlait trop; plus souvent qu’autrement c’était pour ça.
Q.- Vous n’avez jamais été battu? R.- Oui. Pas battu pour dire que cela m’a fait du dommage, mais ils arrivaient à nous autres, et des fois, on s’adonnait à mal tailler notre robe; ils nous donnaient un coup de poing sur la tête.
Q. Est-ce que c’est la coutume de battre les enfants comme cela? R.- Souvent.
Q.- Avez-vous été battu pendant la première année de votre apprentissage? R.- Oui, Monsieur.
Q.- C’est-à-dire, que vous avez été battu quand vous aviez 11 ans? R.- Oui, Monsieur.
Q.- Vous n’avez jamais été traduit devant le Recorder? R.- Non, Monsieur.
Q.- Combien gagnez-vous aujourd’hui? R.- C’est selon. Je n’ai pas encore fait mon temps en plein depuis que je suis compagnon.
Q.- Avez-vous travaillé depuis le 10 janvier? R.- Oui, Monsieur.
Q.- Combien avez-vous fait depuis le 10 janvier, à peu près, par semaine? Quelle a été votre semaine la plus haute? R.- 4,45 $.
Q.- Pourquoi n’avez-vous pas travaillé plus? Est-ce par manque d’ouvrage? R.- Oui, Monsieur.
Q.- Avez-vous vu battre d’autres enfants? R.- Oui.
Q.- Les avez-vous vu battre plus fortement que vous n’avez été battu vous-même? R.- Non, Monsieur.
Q.- Avez-vous connaissance d’une fabrique dans laquelle il y a un cachot? R.- Oui, Monsieur.
Q.- Avez-vous vu des enfants mis dans ce cachot? R.- Oui, Monsieur.
Q.- Des enfants de quel âge? R.- Je ne puis pas dire l’âge.
Q.- Plus jeunes que vous? R.- Non, Monsieur.
Q.- Pourquoi ont-ils été mis au cachot? R.- Parce qu’ils perdaient du temps.
Q.- Qui est-ce qui les mettait au cachot? R.- C’est l’homme qui gardait la presse.
Q.- Savez-vous si cet homme porte une médaille de constable? R.- Oui, Monsieur.
Q.- Les enfants criaient-ils? R.- Non.
Q.- Ont-ils été menés brutalement au cachot? R.- Non, Monsieur.
Q.- Combien de temps restaient-ils au cachot, généralement? R.- Il en est resté jusqu’à 7 heures.
Q.- Quand est-ce qu’on les avait mis dedans? R.- Dans l’après- midi.
Q.- Est-ce à 7 heures le soir, ou pendant 7 heures de temps? R.- 7 heures du soir. Ils les mettaient dans l’après-midi jusqu’a 7 heures du soir.
Q.- A quelle heure les ouvriers quittent-ils la fabrique? R.- Généra- lement à cinq heures, et quelquefois à six.
Q.- Voulez-vous dire que ces enfants sont restés dans le cachot après que les ouvriers avaient quitté la fabrique? R.- Oui, Monsieur.
Q.- Qui est-ce qui les faisaient sortir: est-ce celui qui les avait mis? R.- Oui, Monsieur; je pense bien; je ne l’ai pas vu.
Q.- Ce cachot est-il chauffé? R.- Je ne le sais pas.
Q.- À quel étage de la fabrique, ce cachot est-il situé? R.- Dans la cave.
Q.- Y a-t-il une fournaise dans la cave? R.- Oui, Monsieur.
Q.- Est-ce que le cachot est près de la fournaise? R.- Non, Monsieur.
Q.- Y a-t-il une fenêtre dans ce cachot? R.- Non.
Q.- Quand les enfants étaient là, vous n’avez jamais entendu appeler pour qu’on les fit sortir? R.- Non, Monsieur.
Q.- À quel âge avez-vous quitté l’école? R.- Dix ans et demi.
Q.- Savez-vous lire et écrire? R.- Un peu.
Q- Savez-vous faire vos quatre règles? R.- Je ne sais pas si je men souviens.
Q.- Etes-vous orphelin? R.- Non, Monsieur.
Q.- Avez-vous vu des petites filles mises dans ce cachot? R.- Non.
Q.- Avez-vous vu battre des petites filles? R.- Non, Monsieur.
Q. Est-ce que vous travaillez dans le même atelier que les petites filles? R.- De temps en temps, oui.
Si vous souhaitez obtenir plus d’informations sur le déroulement de ce témoignage et son utilisation au sein de la commission royale, vous pouvez vous rendre sur le site de la banque numérique du Québec.
Si vous souhaitez comprendre comment Théophile Charron et l’ensemble des travailleurs au Québec vivaient, nous vous invitons à découvrir notre article sur les conditions de travail de cette époque.
En découvrir plus avec la source originale
Commission royale, Enquête sur les rapports qui existent entre le Capital et la Travail au Canada, Québec, 1886-1889, Vol. 3: 26-27-28-304-305;