D’après Edison Research, 57% des diplômés aux États-Unis auraient voté Kamala Harris à l’élection présidentielle, tandis que 54% des non-diplômés auraient voté majoritairement pour Trump. Si l’on en croit ces statistiques, Kamala Harris aurait donc obtenu le vote des élites et Donald Trump le vote populaire.
Déjà en 2016, la victoire de Donald Trump à la présidentielle américaine avait révélé un fossé profond entre les élites — celles des médias, de la politique et de l’économie — et une partie significative de la population américaine, particulièrement celle issue des classes populaires et des régions rurales. Figure atypique de la scène politique, Trump avait alors su capter et canaliser auprès de cet électorat une colère latente et des frustrations socio-économiques dans un discours populiste qui rejetait les codes traditionnels.
La réélection de l’ancien président huit ans plus tard montre bien que les dynamiques qui ont alimenté son succès initial n’ont non seulement pas disparu, mais se sont possiblement renforcées. Cela soulève ainsi des questions complexes sur la compréhension qu’ont les élites et le bloc démocrate de cette « Amérique oubliée » et des raisons pour lesquelles ils peinent à saisir la profondeur des motivations des électeurs de Trump.
Mais qu’est-ce qui se cache derrière cette mobilisation intense ? Quels sont les points aveugles des élites face à cette réalité politique et sociale ? Retour sur les ressorts d’un soutien populaire complexe.
La fracture géographique et culturelle des États-Unis
Tout d’abord, il est essentiel de savoir qu’il existe une fracture géographique marquée aux États-Unis. Les élites sont en effet concentrées dans des métropoles comme New York, Los Angeles, ou Washington D.C., soit des environnements très différents de ceux de nombreux électeurs de Trump, souvent situés dans des zones rurales ou des petites villes du Midwest et du Sud.
Les habitants de ces dernières se sentent souvent ignorés ou incompris par les décideurs des grands centres urbains, qui, selon eux, ne saisissent pas leurs préoccupations et leurs valeurs. Inquiets face à ce qu’ils ressentent comme un déclin des valeurs traditionnelles dans une société de plus en plus libérale socialement et éloignée de leurs repères, ces citoyens ont tendance à se sentir rassurés face au conservatisme de Trump, dont les idées populistes sont aussi plus simples à comprendre. C’est ce qui explique donc en partie que 63% du vote rural a bénéficié à Trump lors de l’élection présidentielle de 2024.
La peur du déclassement social et l’anxiété économique
Aussi, la peur du déclassement social et l’anxiété économique ont servi Trump. Beaucoup de ses électeurs ressentent en effet une précarité économique qui n’est pas toujours visible dans les grands indicateurs macroéconomiques. Malgré une croissance ou des chiffres bas du chômage, ils font par exemple face à la stagnation des salaires, au coût élevé des soins de santé, ou encore à l’insécurité de l’emploi et à l’endettement.
Les élites démocrates, qui évoluent quant à elles dans des milieux plus prospères et épargnés par ces problèmes, ont parfois du mal à comprendre l’angoisse économique de millions d’Américains qui craignent de perdre leur statut social ou d’être remplacés dans le monde du travail, notamment par la délocalisation, l’automatisation, ou encore l’immigration perçue comme une concurrence pour certains emplois.
En lien avec ces inquiétudes économiques, Trump a réussi à cristalliser un mouvement en faveur d’un nationalisme économique qui valorise les produits « Made in America » et qui se montre hostile aux accords commerciaux internationaux. Cette position est en grande partie une réponse au sentiment que la mondialisation a profité aux grandes entreprises et aux élites, mais pas aux travailleurs américains.
En effet, les zones industrielles autrefois prospères ont souffert des délocalisations, et beaucoup de ces électeurs blâment les politiques internationales pour cette perte d’emplois locaux. Pour eux, Trump incarne un espoir de redonner à l’économie américaine une dimension nationale, loin des chaînes d’approvisionnement mondialisées qui favorisent les profits des multinationales, et donc des élites.
La puissance des réseaux sociaux et de la communication directe
Si Trump est arrivé une seconde fois au pouvoir, c’est aussi grâce à son excellente gestion des réseaux sociaux que sont X, Truth Social ou encore Facebook. Là où les démocrates s’appuient beaucoup sur les médias traditionnels et les canaux de communication institutionnels, Trump a de son côté misé sur des plateformes alternatives qui lui ont permis de mobiliser de manière directe une base électorale.
Les réseaux sociaux lui ont ainsi permis de contourner les critiques d’experts médiatiques, et de parler directement à ses électeurs. En maintenant un lien quasi-personnel avec son électorat, sans passer par les filtres habituels de la presse, Trump a donc renforcé la “bulle informationnelle” de ses électeurs. En effet, grâce à sa proximité, il les a convaincus de rester dans un espace où les informations circulent de manière fermée et auto-validante, consolidant par cela le fanatisme de ses votants, pour qui la vérité passait forcément par la bouche de leur leader.
Cette “bulle informationnelle” est d’autant plus forte que de nombreux partisans de Trump ne font plus confiance aux médias traditionnels, qu’ils considèrent comme biaisés ou hostiles. Cela a ainsi donné toute liberté au candidat républicain pour construire des narrations sur des faits ou des théories souvent rejetés par le courant dominant, mais plus conformes aux opinions et croyances d’une partie de la population américaine. Trump donne à ses électeurs ce qu’ils ont envie d’entendre, et se sert donc de la puissance des réseaux sociaux pour construire une “réalité alternative” de laquelle sont exclues les rationnelles élites démocrates.
Sentiment de trahison patriotique et nostalgie de la Grande Amérique
Si Trump a autant de succès auprès des classes populaires et rurales, c’est aussi parce qu’il capitalise sur une vision nostalgique de l’Amérique, qu’il promet de « rendre grande à nouveau ». Une rhétorique qui fait écho à une nostalgie pour une époque idéalisée où les États-Unis étaient perçus comme dominants et unis autour de valeurs communes.
Les élites démocrates, souvent globalisées et prônant une ouverture internationale, ne saisissent quant à elles pas toujours l’attachement de cette base électorale à un modèle plus patriotique et tourné vers le passé, où l’Amérique avait une identité nationale claire et une puissance industrielle souveraine. Elles sont ainsi vues par une partie de la population comme des traîtres à la patrie détruisant à petit feu la “Grande Amérique”.
Cette vision politique n’est pas franchement rationnelle. Mais le soutien à Trump relève d’un lien émotionnel si fort qu’il dépasse cette rationalité politique. En incarnant un mouvement identitaire qui donne une voix aux colères, aux peurs et aux ressentiments d’une partie de la population envers un monde qu’ils considèrent comme injuste, Trump a acquis une aura presque intouchable.
Peu importent ses erreurs ou ses polémiques, son rôle de “champion” et de “sauveur de la nation américaine” lui permettent de bénéficier d’un électorat aussi actif que stable, ce que ne peuvent comprendre les élites démocrates, qui analysent la politique en termes purement rationnels et programmatiques.
Le populisme a donc en quelque sorte rendu has-been le rationalisme politique, incapable de comprendre pleinement l’impact du ressentiment, de la peur du déclassement, et de l’angoisse identitaire qui animent une partie de l’électorat américain. Si les réponses à ces questions sont complexes, Trump propose de son côté des solutions pas forcément efficaces, mais qui ont le mérite d’être simples, directes, rassurantes et combatives, d’où son succès dans les urnes. Faut-il donc redéfinir la politique mondiale pour s’adapter au populisme ? Telle est la question…
Quelques liens et sources utiles :
Cas Mudde, Cristobal Rovira Kaltwasser, Brève introduction au populisme, Editions de l’Aube, 2018
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Alexandre Escorcia, Marine Guillaume, Janaina Herrera, Les manipulations de l’information un défi pour nos démocraties, La Documentation Française, 2019