Nombreux sont ces écrivains qui connaissent le purgatoire. Pour leurs actions, leurs discours, ils sont condamnés à l’oubli.
Certains accèdent au purgatoire car leurs œuvres sont passées, elles n’ont pas cette intemporalité qui fait les grands auteurs. D’autres s’y trouvent envoyés pour leurs actions, condamnables à bien des égards. Et pour ces derniers, même la qualité littéraire de leurs ouvrages n’y peut rien : souvenons-nous d’Alphonse de Châteaubriant, qui a écrit un des plus gros tirages de l’entre-deux-guerres et que très peu de monde peut situer aujourd’hui sans le confondre avec François René de Chateaubriand. La collaboration lui a été fatale.
Revenons ici sur un de ces auteurs, à savoir Pierre Drieu la Rochelle, auteur d’une œuvre importante sur laquelle le dégoût causé par sa biographie a pu rebuter certains lecteurs.
La vie paradoxale de Drieu la Rochelle
Pierre Drieu la Rochelle a eu le prestige de voir plusieurs de ses œuvres entrer dans la collection de la Pléiade, sous un volume. Ce n’est pas sans débats que cette entrée a été vécue, mais force est de constater qu’elle s’est finalement opérée. Cela fut l’occasion de faire ressortir son passé sulfureux.
Cet homme à paradoxes a cultivé toute sa vie une certaine ambiguïté au regard des choses qui l’entouraient. En allant d’un extrême à l’autre, il a fréquenté toutes les radicalités, jusqu’à l’impardonnable collaboration avec l’occupant allemand pendant la Seconde Guerre mondiale.
Pourtant, on peine parfois à le comprendre. Fasciste ? Sûrement. Mais en même temps, beaucoup de choses se contredisent dans son œuvre. Comment interpréter un homme qui tenait un tel double discours ? C’est ce que les biographes ont dû essayer de comprendre.
Prenons un seul exemple : son antisémitisme. Celui-ci n’est pas de même nature que d’autres auteurs de l’époque. Ainsi, certains critiques considèrent l’antisémitisme de Drieu plutôt comme une esthétique qu’une idéologie centrale dans sa façon d’aborder les choses. Pourtant, il a été un fervent collaborateur durant l’Occupation. Où réside alors la vérité ? Il n’est là qu’un exemple de ses nombreux points étranges dont voici un exemple :
Les amis juifs que je gardais sont mis en prison ou sont en fuite. Je m’occupe d’eux et leur rends quelque service. Je ne vois aucune contradiction à cela. Ou plutôt – la contradiction des sentiments individuels et des idées générales est le principe même de toute humanité. On est humain dans la mesure où l’on fait entorse à ses dogmes.
Journal, Pierre Drieu la Rochelle
La naissance du Feu follet
C’est en 1931 que Drieu fait publier Le Feu follet – l’œuvre demeure son plus grand succès encore aujourd’hui. Récit court et percutant, il offre un portrait percutant d’une frange de la société de l’époque et de l’auteur lui-même à quelques moments. Ce texte s’inscrit d’ailleurs dans la lignée d’un autre récit, La Valise vide. Les deux mettent en scène le même personnage, bien qu’il ne porte pas le même nom
Dans La Valise vide, c’est le personnage de Gonzague qui est mis en avant (que l’on retrouve dans un très court récit plus tard intitulé Adieu à Gonzague). En 1931, est publié Le Feu follet qui met en scène le personnage d’Alain. Ces trois textes forment ainsi une sorte de trilogie, et l’Adieu à Gonzague joue le rôle d’une sorte d’éloge funèbre à cet ami, qui n’est autre qu’un ancien camarade à Drieu : Jacques Rigaut.
L’amitié de Jacques Rigaut
Dadaïste exubérant et provocateur, Jacques Rigaut était un bon ami de Drieu. Né en 1898, il connaît la guerre et y voit nombre de ses camarades y être fauché.
Lui-même s’engage pendant la Première Guerre mondiale en tant que volontaire en 1916 et demeure sur le front jusqu’à la démobilisation en 1919.
C’est ensuite qu’il fréquente le milieu littéraire parisien en s’y faisant une place. S’il lui est arrivé de prendre la plume pour quelques contributions, ce n’est pas pour cela que l’on se le remémore aujourd’hui.
C’est plutôt sa postérité qui lui vaut d’être aujourd’hui en mémoire, grâce à sa vie, par l’esthétique de celle-ci qu’il a pu construire. Cynique, cultivant une sorte de je-m’en-foutisme, sa personnalité iconoclaste fascine, surtout chez les dadaïstes. Cette façon de cultiver une protestation contre la vie bien rangée, contre le calme apparent du quotidien dont les simplets se contentent, l’emmène dans des chemins dangereux.
Il pousse ses expériences jusqu’à la consommation abusive d’alcool ou de drogues. C’est ce comportement, entre autres, qui l’oblige à aller se faire soigner dans une clinique. Mais c’est peine perdue : il termine sa vie en se suicidant d’une balle dans le cœur pendant sa cure dans une maison de repos. Beaucoup de proches lui rendent hommage, dont certains dans la presse :
Il essaya de vivre avant de la réaliser ; et, même, il vécut. Il était beau, éloquent, spirituel, et d’une grande distinction d’esprit. Il aurait pu avoir, comme tant d’autres, un certain talent et du succès. Mais il trouvait qu’on est impardonnable d’écrire encore quand on est sûr de ne pas devenir un nouveau Baudelaire, un nouveau Rimbaud, et il méprisait volontiers, ceux qui n’observaient pas comme lui un courageux silence.
Le Temps du 11 septembre 1931, Edmond Jaloux
Les romans de Drieu : un hommage à Rigaut ?
La vie de Jacques Rigaut dans les romans de Drieu est d’abord contée en 1923 avec la publication de La Valise vide. Drieu y revient sur la vie, l’existence, les mœurs de Rigaut, n’hésitant pas à égratigner son ami. Avec la mort de Rigaut, l’histoire prend un autre sens et Drieu redouble d’intérêt pour la chose : l’écriture du Feu follet en est la preuve.
Ce qui a intéressé Drieu dans la personnalité de Rigaut, c’est cette protestation contre une existence bien rangée qu’il incarnait, ce refus de l’ennui, cet amour de la provocation et sa façon de tirer sa révérence avec son suicide. « Les événements se fichent de moi. » disait Rigaut, le suicide étant dès lors légitimé, c’était un « acte-dignité ».
Au sein de ces deux personnages de Gonzague et Alain, on est tenté de voir une sorte de personnage romantique comme en peignaient les romantiques : Werther de Goethe, Adolphe de Constant, René de Chateaubriand… Mais ici, le côté décadent du personnage, en décalage de son entourage, lui offre une atmosphère plus outrageante, scandaleuse. Alain a tout du « dandy spleenétique » en somme.
Que raconte le Feu follet ?
La scène s’ouvre dans une maison de repos, celle où le héros se donne la mort à la fin. Les désillusions du personnage commencent dès le départ par des abandons sentimentaux et des occasions manquées successives.
Dès le départ, la décision d’Alain d’en finir est prise, mais il part se balader dans Paris une dernière fois. Là-bas, il croise une fresque de relations qu’il a pu côtoyer au rythme de ses pérégrinations, ceux qu’il a pu considérer comme ses amis, ou du moins, ses camarades de déchéance.
Cette ultime balade est rythmée par des réflexions philosophiques et une description de la vie quotidienne parisienne. Le doute du personnage est ici une boussole. Une fois dans Paris, où aller ? qui voir ? Le personnage lui-même ignore ce qu’il doit y faire : « Qu’allait-il faire à Paris ? Déjeuner chez Dubourg. C’était tout ? Il toucherait son chèque. Après ? Après… ».
Dubourg, c’est cet ancien ami, autrefois aussi décadent que lui, mais qui s’est « pacifié » au contraire d’Alain.
D’ailleurs, il ne comprend pas totalement cela. Il doute de cette vie bien rangée, il questionne la valeur de ce mode de vie et le bonheur que l’homme peut en tirer.
La balade du condamné continue, et, au fur et à mesure que le soleil laisse place à la nuit, les fréquentations d’Alain se détériorent. Le voilà qu’il retrouve ses camarades de drogue : Praline, Urcel… Il passe sans honte du raffinement des salons parisiens aux bas-fonds et ses inepties. Puis une dernière connaissance, assez lointaine cette fois-ci, vient achever sa folle journée. Que peut-il faire de plus ? Rentrer, mettre tout en ordre et se tuer dans un ultime acte de souveraineté :
La vie n’allait pas assez vite en moi, je l’accélère. La courbe mollissait, je la redresse. Je suis un homme. Je suis maître de ma peau, je le prouve.
Bien calé, la nuque à la pile d’oreillers, les pieds au bois de lit, bien arc-bouté. La poitrine en avant, nue, bien exposée. On sait où l’on a le cœur. Un revolver, c’est solide, c’est en acier. C’est un objet. Se heurter enfin à l’objet.
Le Feu follet, Drieu la Rochelle
Pourquoi lire Le Feu follet ?
Entre la guerre et témoignage personnel, ce roman aborde plusieurs thématiques essentielles de la première moitié du XXe siècle.
L’entre-deux-guerres dépeint
Lire Le Feu follet, c’est d’abord un moyen de se plonger dans cet entre-deux-guerres. Période intéressante par sa richesse culturelle, ses nombreuses contradictions…
C’est un moyen de suivre un ancien soldat de la guerre. On sait que ces hommes qui reviennent du front ne sont pas toujours à l’aise dans cette société. Drieu a fait la guerre. Rigaut aussi et jusqu’au bout. De manière générale, la guerre et ses conséquences ont une place particulière dans l’œuvre de Drieu, et plusieurs pages lui sont dédiées, comme dans Gilles.
Ici, Alain, c’est le reflet d’une génération entière, qui est presque nostalgique du front, de sa camaraderie, de ses gestes. Le retour à la vie civile n’offre rien de consistant. Aucune opportunité ne s’est ouverte à lui, au contraire, sa vie n’a jamais été aussi pauvre qu’à son retour. Alors il sombre. Il fréquente trop de femmes, il se drogue, il boit. Il subit la désillusion.
Un miroir de Drieu ?
Alain, ça n’est pas que Jacques Rigaut. Alain, c’est aussi Drieu. Si ces deux-là étaient amis, ça n’était pas totalement par hasard. Les amitiés contraires existent, et après tout, Drieu a été ami avec Aragon ou Malraux. Mais ici, c’était une amitié plus fusionnelle que contraire.
Ils partageaient un goût pour une sorte de provocation, de dandysme.
Alain, c’est un homme qui est tenté. Tout le tente dans son entourage : les femmes, l’alcool, la drogue, la provocation. Son moi esthétique fait de lui un personnage qui ne peut refuser une sorte de décadence de soi, comme Drieu en somme. Et comme son personnage, Drieu termine sa vie par le suicide après être allé au bout de ses tentations.
Mais si l’un se suicide d’une balle dans le cœur, Drieu, lui échoue à se suicider d’abord. Il est alors sauvé par des femmes mais il n’est plus assez tranquille, il doit en finir. Il fait alors une autre tentative, une fois laissé dans sa solitude. Il arrache le robinet de gaz et ingère trois tubes de gardénal. Le lendemain, sa cuisinière, Gabrielle, le retrouve la tête entre les épaules, comateux.
Finalement, Gabrielle part chercher Colette Jéramec, première épouse de Drieu et médecin. Les deux femmes se mettent alors d’accord pour le laisser mourir, en le transportant sur son lit. Les réactions ne se font pas attendre, entre L’Humanité qui titre « Le suicide du traître » ou Le Populaire qui opte pour « L’auto-épuration »
Une adaptation cinématographique
Le succès du roman est si grand qu’une adaptation cinématographique est réalisée par le réalisateur Louis Malle, avec, dans le rôle d’Alain, Maurice Ronnet. Film d’une qualité admirable, on y retrouve, déambulant dans Paris, l’excellente performance de Maurice Ronnet
Il porte remarquablement bien cette mine d’inquiet qui caractérise si bien Alain, le tout sur fonds des musiques composées par Erik Satie, développant une ambiance qui oscille entre mélancolie et contemplation, à considérer que ce ne sont pas là les deux faces d’une même pièce.
Ainsi, si Le Feu follet est une œuvre autonome, pour pouvoir l’appréhender dans sa complétude, il convient de lire La Valise vide et peut-être plus encore l’Adieu à Gonzague, dans laquelle cet tranquille qu’est Drieu rend hommage une dernière fois à Jacques Rigaut.
Quelques sources et liens utiles
DRIEU LA ROCHELLE, Pierre, Le Feu follet, Paris, Gallimard, coll « Folio », 1972.