L'ouvrage coup de cœur d'avril : Petit dictionnaire des Sales Boulots par Nicolas Méra

Le corps à l’épreuve des courses cyclistes en France

Le Tour de France est aujourd’hui la course cycliste la plus prestigieuse du monde. Elle mêle force physique, endurance et persévérance.
Jacques Anquetil, Italo Zilioli et Vittorio Adorni en plein effort lors du Giro 1964. Le Normand va remporter son second Tour d'Italie - Auteur inconnu | Domaine public
Jacques Anquetil, Italo Zilioli et Vittorio Adorni en plein effort lors du Giro 1964. Le Normand va remporter son second Tour d’Italie – Auteur inconnu | Domaine public

Le Tour de France est aujourd’hui la course cycliste la plus prestigieuse du monde. Elle mêle force physique, endurance et persévérance, et malgré les récentes et moins récentes histoires de dopages, cette course reste une épreuve terriblement ardue pour les sportifs qui y participent.

Cet élitisme était déjà la marque de fabrique du Tour lors de sa création, d’autant plus que les épreuves étaient plus longues et les conditions plus précaires. Notre premier document est de surcroît un article qui évoque la plainte de deux coureurs français de 1924.

Il est intitulé « Les Forçats de la route »[1] et est rédigé par le journaliste Albert Londres pour le journal Le Petit Parisien le 27 juin 1924. Le journaliste couvre l’événement et profite d’un abandon somme toute anecdotique, de trois coureurs. Nuls autres qu’Henri et Francis Pélissier et Maurice Ville, des cyclistes connus pour leurs capacités. Ils ont abandonné à cause des règles abusives, et dès lors, ils en profitent pour railler l’épreuve. L’article permet de soulever les conditions extrêmes que doivent supporter les coureurs et surtout les produits qu’ils doivent utiliser pour se maintenir pendant les trois semaines du Tour. L’article d’Albert Londres est également une manière de décrédibiliser ses concurrents. En effet, Le Petit Parisien est un concurrent du journal L’Auto. Cette période est marquée par une toute-puissance de la presse, chaque article qui permet une augmentation des tirages quotidiens est le bienvenu. Le Petit Parisien, à la sortie de la Grande guerre, était tiré à 3 millions d’exemplaires par jour.

Le second document est une photographie réalisée lors de la dix-neuvième édition du Tour de France, dans une étape de montagne au col d’Aubisque le 1er juillet 1925. L’Agence Rol est l’investigatrice de cette photographie. En effet, l’agence avait pour objectif de vendre la photographie ou bien de l’utiliser dans un de leurs reportages. L’Agence Roll est une agence de reporter photographique créée en 1904 par Marcel Rol. En effet, il est à l’initiative de cette agence indépendante, entre 1904 et 1937, qui est dès lors rachetée et fusionnée avec deux autres agences. La Bibliothèque nationale de France (BnF) conserve aujourd’hui la majorité des photographies, qu’elle numérise.

Le Tour de France est une création du journal l’Auto en 1903. En effet, le journal a peur de perdre ses lecteurs sportifs après la perte de la mention « vélo » dans le titre du journal, initialement L’Auto-Vélo. Le journal Le Vélo a porté plainte pour usurpation de titre contre L’Auto-Vélo et a gagné son procès. Henri Desgrange, le propriétaire du journal, souhaite alors mettre en place une course cycliste qui dépasserait en renommée celle organisée par le journal Le Vélo tout en permettant d’augmenter considérablement les ventes de son journal. Le 19 janvier 1903, L’Auto annonce dans sa une la création du Tour de France. La première édition du Tour a lieu le 1er juillet 1903 au départ de Montgeron en Essonne. C’est un succès sportif, mais également un succès marketing pour le journal qui voit ses ventes augmenter considérablement. L’année suivante l’expérience est renouvelée. La course connaît un tel succès que de nombreux débordements ont lieu, poussant alors les organisateurs à mettre en place un règlement strict pour encadrer l’événement.  Le Tour de France devient plus qu’un simple événement sportif, il devient le symbole de cette France industrialisée, moderne, jeune et dynamique. En effet, les étapes suivent un chemin de ronde délimitant le territoire français, passant par des zones industrielles symboles de cette France qui bouge. Le passage du Tour en Alsace-Lorraine entre 1907 et 1910 est un moyen pour les autorités d’appeler les populations françaises, sous la domination de l’Empire allemand depuis 1871, à manifester leur amour patriotique pour la France. Le Tour de France devient également une fête estivale, un prolongement du 14 Juillet, mais surtout un moyen pour l’État de partager les valeurs républicaines. Dans ce but le gouvernement instaure une circulaire ministérielle, qui est publiée en 1912 invitant les maires à ne pas entraver la course car elle « [est] une mise en valeur de la jeunesse française, pour le plus grand profit de l’Armée et du Pays »[2]. À partir de 1910, la course est marquée par une complexité accrue des étapes de montagnes, avec des cols toujours plus durs (Galibier, Tourmalet etc.). Les coureurs sont héroïsés, à la manière d’héros mythologiques, ils gravissent des montagnes à la force de leurs jambes sur des bicyclettes. Le Tour de France s’arrête entre 1918 et 1919 à cause de la Première Guerre mondiale, puis à cause du manque de matériel nécessaire à une telle compétition, les équipes se regroupent. L’édition post guerre est notable par l’apparition du maillot jaune – à la couleur des pages du journal – qui a pour but d’indiquer le coureur en tête de la course. À partir de 1920 le Tour perd de sa superbe, en effet, aucun coureur charismatique n’apparaît, la présence d’ententes entre les coureurs déplaît aux spectateurs et l’organisateur Henri Desgrange dérange tant pour sa personnalité que pour ses règles excessivement strictes. Nous arrivons à notre édition de 1924 qui voit l’abandon et la complainte des frères Pélissier et du coureur Ville, qui se confient par la suite au journaliste Albert Londres sur les conditions toujours plus difficiles et contraignantes du Tour. En effet, le Tour met à mal les corps et pousse les coureurs à user de techniques malicieuses pour augmenter temporairement leur capacité. C’est également une épreuve physique pour le corps qui doit supporter des heures de contrainte. Nous pourrions nous demander alors, si le Tour de France est une compétition ayant pour but de stimuler la vision du corps sportif dans la société d’entre-deux-guerres ? Pour répondre à cette question nous allons dans un premier temps étudier la portée du Tour de France dans la population française puis traiter de l’encadrement sportif de cette compétition et enfin nous rendre compte de l’aspect commercial derrière cette épreuve sportive.

Le tour de France entre engouement populaire et cohésion national.

Une épreuve sportive mais également fédératrice au niveau national.

Le Tour de France, apparaît en 1903 et s’impose rapidement comme un incontournable du monde sportif. Il est suivi par nombre de journalistes et de médias, comme l’attestent nos deux documents, qui sont tous deux des productions journalistiques ou à but journalistique. L’agence Rol qui est à l’origine de notre second document, suit le tour de France car elle espère vendre ces clichés à des journaux par la suite. La couverture médiatique du Tour de France est significative d’un intérêt de la population pour cette épreuve sportive. On assiste même à des affrontements entre journaux afin de couvrir l’événement et de publier les résultats le plus vite possible. Le Petit Parisien, par exemple, publie les résultats de l’étape du jour le soir même, alors que le journal Auto pourtant à l’origine du Tour ne publie que le lendemain. Tout cela témoigne donc bien d’un certain engouement populaire autour du Tour de France et si les Journaux se vendent si bien c’est que l’affaire est suivie. Et c’est bien le Marché parisien de l’information qui est visé par ces journaux, le Tour de France est donc populaire dans la capitale. Mais on remarque également à la lecture du premier document qu’il est très suivi et attendu également dans les zones plus rurales. Cette étape a lieu entre Cherbourg et Brest, elle se passe donc dans des régions principalement rurales.  En effet, Albert Londres, le journaliste écrivant cet article nous livre ligne 4 et 5 : « Aussitôt la foule, sûre de son affaire, cria », on comprend donc qu’une foule de spectateurs se presse autour de la route pour voir passer les cyclistes. Le passage du Tour de France est une attraction suivie et attendue aussi bien en campagne que dans les villes et dans la capitale. Cela forme une sorte de cohésion sociale entre la France provinciale et celle des grandes villes, un point commun que beaucoup de français partagent, peu importe leur lieu de résidence ou bien leur activité professionnelle. Cet argument peut être appuyé par une autre des spécificités du Tour de France. Bien sûr, il part et arrive à Paris mais il n’omet pas de passer dans les campagnes et les grandes villes provinciales. En cela chaque région se sent concernée par le Tour de France : en s’appropriant une partie du Tour, les français partagent un événement commun par le biais du sport et donc du sportif. Le Tour de France fait également un éloge de la France et de ses paysages, en choisissant avec soin les étapes où il se déroulera. Le cliché de l’agence Rol fait d’ailleurs la part belle aux paysages et ne se contente pas de photographier uniquement le coureur. Le gouvernement a également bien saisi cet aspect, il a d’ailleurs dès 1912 fait parvenir une circulaire aux maires afin de les exhorter à ne pas entraver les courses cyclistes, car elles « sont une mise en valeur de la jeunesse française, pour le plus grand profit de l’Armée et du Pays ». On peut également noter que le Tour de France passe en 1919 par l’Alsace et la Lorraine, régions de nouveau françaises, message assez fort pour la population. Le Tour devient un puissant moteur d’acculturation au sport, en effet, la France n’est pas réputée en ce début de siècle pour le sport. La presse joue donc dans ce premier quart de siècle une importante banderole publicitaire pour le gouvernement, qui souhaite pousser les jeunes au sport, sur le modèle allemand. Le Tour revêt donc en plus de sa dimension sportive une certaine dimension nationale et sociale, les français se reconnaissent dans cette course cycliste qui passe près de chez eux et qui intéresse autant ouvriers et agriculteurs que bourgeois ou aristocrates.

Émergence de “Star” du Tour.

Le Tour de France est donc suivi par de nombreux français de tous horizons. Des équipes se forment sous la houlette de marques qui font ainsi de la publicité pour leurs produits, mais pour obtenir un maximum de publicité encore faut-il remporter la victoire. Le vélo est très répandu dans la France des années 20 et reste un moyen de locomotion peu coûteux et pratique. Il est utilisé par énormément de français et particulièrement dans les milieux populaires. Les français se reconnaissent dans ces coureurs cyclistes car ils sont eux même cyclistes, pour la plupart. Mais les cyclistes du Tour de France réalisent des exploits qu’ils seraient bien incapables de reproduire. Ainsi se mettent en place des personnalités que l’on admire et idéalise et qui deviennent de réelles « stars ». Le document illustre parfaitement cet aspect du Tour de France, aux lignes 5 et 6 on lit : « la foule, sûre de son affaire, cria : -Henry ! Francis ! Henri et Francis n’étaient pas dans le lot ». On comprend bien, avec ces quelques lignes, que les spectateurs attendent le passage de personnes en particulier. Or ces deux personnes ne passent pas devant eux et ils sont en mesure de voir qu’ils ne sont pas passés. Les spectateurs connaissent donc des personnes qu’ils viennent voir spécialement, qu’ils attendent de pied ferme et qu’ils sont déçus de ne pas pouvoir apercevoir. Les deux personnes que les spectateurs viennent voir sont les deux frères Pélissier. Henri Pélissier est le vainqueur du Tour de France 1923 mais aussi de courses célèbres comme le Paris-Bordeaux ou de courses à l’étranger comme le Tour de Lombardie. Henri est un personnage du monde cycliste qui est déjà très populaire en 1924. On voit, avec le développement de compétitions sportives comme le Tour de France, l’émergence de véritables héros du sport. Cette notoriété est véhiculée et entretenue par les médias, qui rédigent nombre d’articles sur ces personnes. Dans le premier document Albert Londres, par exemple, préfère aller interviewer les frères Pélissier que de continuer à suivre la course, lignes 11 et 12 « Nous retournons à la Renault et, sans pitié pour les pneus, remontons pour Cherbourg. Les Pélissier valent bien un train de pneus … ». Les stars du cyclisme sont idéalisées par les journaux et les foules, on les considère comme des surhommes, capables de prouesses physiques et dont le corps a des capacités supérieures à celui du commun des mortels. Le Tour est perçu comme une épopée, presque mythologique, où les coureurs sont livrés à eux même, doivent à la force de leurs jambes remporter la victoire dans des conditions extrêmes. Ils doivent gravir des montagnes seulement à l’aide de leurs forces physiques. En cas de problème technique ou physique ils sont livrés à eux même : leurs corps et leurs forces sont considérés comme surhumains et leur personne portée aux nues. De plus, Henri Pélissier est le premier français à remporter le Tour, en 1923. Depuis 1912 il y a un fort soutien national derrière lui. Ces stars du sport et du vélo dans ce cas précis ont quelques avantages en plus de la gloire et du salaire : ils sont entendus et écoutés. C’est pourquoi l’article d’Albert Londres « les forçats de la route » a eu beaucoup de retentissement dans le monde du cyclisme et dans la population.

Le Tour de France, régulation et performance

Des règles strictes et absurdes

Le Tour est une compétition sportive élitiste depuis sa création. Les règles n’ont pas énormément changé entre 1903 et 1925. Les coureurs font partie d’une équipe, mais l’entraide est interdite, le nombre d’étapes a augmenté de deux et les distances sont toujours plus importantes… En effet, en 1924, le Tour comporte 15 étapes pour une distance totale de 5 425 kilomètres soit environ 361 kilomètres de moyenne par étape, pour un mois de compétition. À la ligne 32 l’un des frères Pélissier évoque la dureté de la course avec ces mots : « courir comme des brutes », propos qui se constatent par les chiffres précédents. Ce rythme frénétique n’a qu’un seul objectif : tester la résistance des bicyclettes car, en effet, l’événement est sponsorisé par les fabricants de cycles. L’homme est secondaire, ce qui importe c’est l’arrivée de la bicyclette après avoir subi les âpres conditions de l’étape. Ainsi, elles étaient longues, tellement longues que les coureurs les terminaient de nuit. En 1906, le Tour de France se déroule sur 13 étapes avec un total de 4 595 kilomètres, la moyenne étant de 349 kilomètres par étape. Ainsi celle de Brest-Caen nécessite 18 h 25 de vélo pour être terminée par le vainqueur de l’étape Georges Passerieu. Les coureurs roulaient dans ces conditions pendant treize étapes, avec une à deux journées de repos entre chaque course. La grande différence de l’édition de 1924, avec celle de 1906, c’est que les nouvelles règles interdisent de rouler la nuit, pour diminuer la triche, ainsi les courses commencent aux aurores. Les propos de Ville à la ligne 45 et 46 : « ils m’ont trouvé en détresse sur la route. J’ai « les rotules en os de mort » » n’étonnent pas, tant par la longueur et les contraintes de l’étape mais aussi parce que les abandons sont nombreux. En effet, cette édition compte 157 coureurs au départ pour 60 coureurs à l’arrivée. La difficulté physique de la compétition est donc réelle, mais s’ajoute à celle-ci des contraintes matérielles. En effet, les coureurs appartiennent à des maisons de cycles qui sponsorisent les coureurs. Il a été demandé lors de cette édition que les coureurs conservent tout l’outillage fournit par ces dites maisons et qu’ils ne les jettent pas au cours de l’étape. Cette demande est légitime étant donné que cette même règle est présente dans le règlement officiel du Tour de l’époque. Cette règle arrive aux oreilles du gagnant du Tour de France de l’année passée, Henri Pélissier au départ de la course, ligne 25 à 28 : « Ce matin à Cherbourg, un commissaire s’approche de moi et, sans me dire, relève mon maillot. Il s’assurait que je n’avais pas deux maillots. Que diriez-vous, si je soulevais votre veste pour voir si vous avez une chemise blanche ? Je n’aime pas ces manières, voilà tout. ». Cette règle stipule donc que le coureur doit commencer et terminer la course avec le même nombre de vêtement. Cette règle pousse le coureur à parler à l’organisateur Henri Desgrange. Le conflit est alors ouvert et dès lors l’abandon futur du coureur est évoqué ligne 38 : « À Brest, ce sera tout arrangé, parce que je passerai la main avant… ». Entre la ligne 73 et 78 de nombreuses règles étranges sont critiquées par Francis. En effet les coureurs ne peuvent être ravitaillés que par les membres de l’organisation et ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour réparer leur bicyclette, le dérailleur est interdit. Les règles officielles du Tour se mélangent avec des lobbyistes du monde du sport, qui sponsorisent les coureurs en argent et en équipement onéreux. En plus de ces règles, l’organisateur Henri Desgrange se montre sous un air autoritaire, ligne 35 : « Non, vous ne pouvez pas jeter le matériel de la maison […]. Je ne discute pas dans la rue… ». Ce cumule pousse les coureurs à s’exprimer. Ainsi, à la ligne 48 Henri Pélissier dit : « Vous n’avez pas idée de ce qu’est le Tour de France […], c’est un calvaire. Et encore, le chemin de Croix n’avait que quatorze stations, tandis que le nôtre en compte quinze. Nous souffrons du départ à l’arrivée. ». Le coureur en vient à comparer un événement sportif à un acte religieux, le chemin de Croix. Cet événement marque les moments importants de la vie du Christ, et sont pour les fidèles un moyen de communier avec les souffrances de celui-ci. La fin de chaque étape est pour le coureur, l’un des tableaux, des statues, des crucifix qui servent à marquer les stations du chemin des Croix. L’épreuve est telle que le corps nécessite deux jours de repos et des produits qui s’apparentent à des produits de dopages et des drogues pour nos conceptions réglementaires actuelles du sport. En effet, dans leur détresse et leur soif de complaintes les trois coureurs en viennent à évoquer l’inavouable, les produits qu’ils utilisent pour se maintenir en forme pendant la durée de la compétition.

La performance à tout prix

En conséquence, les coureurs, entre la ligne 54 et 58, montrent l’attirail de produits dopants et stupéfiants qu’ils possèdent au journaliste Albert Londres : « Ça c’est de la cocaïne pour les yeux, ça c’est du chloroforme pour les gencives […] ça […] c’est de la pommade pour me chauffer les genoux […] nous marchons à la « dynamite » ». Les produits dopants sont nombreux parce qu’ils n’offrent pas les mêmes atouts temporaires au corps. En effet, l’utilisation de la cocaïne fait office d’antidouleur puissant et d’excitant. Les coureurs peuvent rouler des heures sans sentir la douleur, tout en restant lucides. Le chloroforme est souvent utilisé en duo avec la cocaïne et permet également de diminuer la douleur. En somme le dopage est une pratique courante dans le sport en cette période, ou de toute manière aucune instance de contrôle n’existe. L’objectif est de faire le spectacle et de vendre des journaux traitants des courses et non pas de prendre soin des coureurs[3]. En effet, les hommes ne peuvent pas supporter physiquement les épreuves du Tour, ils doivent irrémédiablement utiliser des produits de la sorte pour tenir l’ensemble de la compétition. Rappelons auparavant qu’Henri, Francis et Maurice sont des coureurs talentueux aux palmarès déjà bien remplis. En effet, Henri est vainqueur du Tour de France l’année passée, Francis a terminé sixième au Paris-Roubaix de 1919, entre autres, et Maurice Ville, l’exception, est lui un jeune cycliste très prometteur. Ils ne sont pas des touristes routiers – coureurs amateurs du Tour –, mais bien des professionnels entrainés à rouler. Cette utilisation de produit dopant est le signe de conditions toujours plus dures, pour répondre à des étapes de plus en plus dures. Comme nous l’évoquions précédemment, les étapes sont extrêmement longues, mais les parcours définis sont également complexes. En effet, les étapes de montagnes font monter les coureurs sur les pentes du Galibier, Peyresourde, Tourmalet et d’autres, des cols difficiles tant physiquement que techniquement. Il est notable de rappeler que les bicyclettes de l’époque sont loin de répondre à des critères techniques poussés. Elles pèsent entre dix et quinze kilogrammes, ne possèdent pas de freins – rétropédalage pour freiner -, pas de dérailleur – donc pas de vitesse, tout en 52 x 20 -, pas de roue libre, etc. La compétition est une épreuve que le corps subit. La photographie du document 2 permet de nous rendre compte de l’état de la route. Elle a été prise lors d’une étape de montagne lors du passage du col d’Aubisque dans les Pyrénées. Ce n’est pas le col le plus difficile de la compétition, il culmine à 1700 mètres pour seulement 7,2% de dénivelé moyen, mais il faut ajouter l’inexistence de revêtement. La route n’est pas bitumée et semble être chaotique, des conditions compliquées pour un coureur et un stress supplémentaire pour la descente qui devient une épreuve dans de telles conditions. La montagne a, dès le début, été intégrée à la course. Les cols ne figuraient pas véritablement comme des épreuves, le tracé se limitait à de la moyenne montagne. L’organisateur du Tour, Henri Desgrange ne souhaitait pas intégrer de haute montagne. Ce n’est que sous la pression du public qui se lasse depuis plusieurs éditions de la platitude des étapes et du manque de compétition entre les coureurs qui décident enfin d’en intégrer. À partir de 1910, le Tour passe par les Pyrénées et le « hard labour » (ligne 70) commence pour les coureurs. En effet, cette chaîne de montagne est plus sauvage que les Alpes, les pourcentages sont élevés et la route très mal entretenue. Chaque édition est une surenchère de difficulté pour les coureurs, avec l’ajout de cols toujours plus difficiles. L’ajout du maillot jaune en 1919 et l’incorporation de bonifications pour les victoires d’étapes poussent les coureurs à attaquer et à performer durant toute la durée de l’édition. Ce challenge permet de mettre en avant les coureurs et leur bicyclette et d’augmenter les tirages quotidiens des journaux qui couvrent l’événement. À notre grand étonnement, lors de nos recherches, nous n’avons pas relevé beaucoup d’accidents graves lors de cette période (1903-1925), alors que les conditions s’y prêtent ; sécurité minimale, équipement inadapté, suivi des sportifs inexistants etc. Ainsi, nous pouvons évoquer des accidents non mortels comme celui d’Eugène Christophe en 1913, qui chute lors de la descente du Tourmalet. Il doit alors forger sa fourche cassée chez un forgeron, tout seul (règlement oblige). Les blessures physiques et morales que provoquent cette recherche inexorable de performance sont par contre documentées, a contrario des morts et des accidents graves. Ainsi à la ligne 59 : « la diarrhée nous vide, on tourne de l’œil […] et la viande de nos corps […] ne tient plus à notre squelette […] et les ongles de pieds […] j’en perds six sur dix, ils meurent petit à petit à chaque étape ». Le corps est poussé par de là ses limites, le sportif devient une machine.

Spectacle sportif et commercial, au détriment du corps des coureurs

Le sportif, corps machine.

Le Tour de France reste avant toute chose une compétition sportive, mais des intérêts financiers importants se cachent derrière cette course cycliste. En effet, si elle est créée en 1903 par le journal Auto, c’est bien pour pouvoir booster ses ventes et ainsi gagner le combat économique qui l’oppose au journal Vélo. Ensuite se met en place un système de sponsor qui permet aux marques, notamment de bicyclette, de faire de la publicité. Comme vu auparavant, le monde cycliste a tendance à se professionnaliser et à se réguler avec tout un règlement plus ou moins légitime. Des stars du cyclistes voient également le jour et le nombre de spectateurs augmente d’année en année. L’intérêt financier augmente donc en conséquence et va parfois à l’encontre de l’esprit sportif et de la santé des coureurs.  L’article d’Albert Londres exprime parfaitement cet aspect. Le sportif n’est considéré que comme un corps qui doit pédaler, réaliser des exploits et gagner des étapes afin de promouvoir la course et la marque qui le sponsorise. Les trois coureurs qui s’expriment dans cet article, parlent des produits dopants et stimulants qu’ils utilisent pendant les étapes afin de gagner en performance, lignes 56 et 57 « -Et des pilules ? Voulez-vous voir des pilules ? Tenez, voilà des pilules. Ils en sortent trois boîtes chacun. » L’utilisation de ces produits semble être connue des organisateurs du Tour de France et malgré des règles parfois absurdes, ils le tolèrent. On comprend que c’est en partie grâce à cela qu’ils parviennent à réaliser de tels exploits, d’ailleurs ils estiment eux même que c’est cela qui leur permet d’avancer « nous marchons à la « dynamite ». » ligne 58. L’utilisation de ces drogues durant les courses cyclistes permet d’atténuer la douleur durant l’effort mais également d’avoir de meilleures performances. On peut comparer le corps de ces sportifs à une machine qui ne fonctionne que lorsque l’on met du carburant dedans. Le corps des sportifs, en général, est véritablement utilisé à des fins commerciales et politiques. De plus, l’utilisation de tous ces produits est très dangereuse pour la santé et le corps de ces athlètes. Henri Pélissier raconte, après avoir expliqué l’utilisation du dopage, le moment qui suit l’étape du jour : « La boue ôtée, nous sommes blancs comme des suaires, la diarrhée nous vide, on tourne de l’œil dans l’eau. » lignes 60 et 61. Après ces quelques mots suit une description des séquelles physiques que subissent les coureurs, perte du sommeil, perte de poids ou encore d’ongles. Ils comparent en quelque sorte leur corps à un corps mort, qui reprend vie tous les matins, à l’aide de produits, pour recommencer la course. La difficulté physique et la comparaison à la machine sont également appuyées par le deuxième document, bien que sûrement non intentionnellement puisque la photo met en parallèle une voiture et un cycliste, aux traits tendus par l’effort et la souffrance.

Les trois sportifs professionnels qui sont interrogés par le reporter se plaignent bien sûr de toute cette utilisation de produits chimiques, mais ils sont conscients que le cyclisme est leur métier. Les choses ont changé au cours des années 20. Le corps de ces sportifs est en quelque sorte utilisé par d’autres pour arriver à leurs fins. Leurs corps et esprits sont les victimes d’un système de compétition doublé d’une entreprise à but commercial et lucratif.  

Pas seulement un corps.

On l’a compris le corps des sportifs forme une sorte de capital pour le Tour de France, il est le principal acteur mais également la plus grosse victime de cette organisation.  Les cyclistes eux même se comparent à des bêtes de somme, ligne 73 : « Ce que nous ne ferions pas faire à des mulets, nous le faisons ». Ils acceptent de mettre leur corps à rude épreuve, que celui -ci soit utilisé à des fins publicitaires ou encore d’user de produits nocifs et aux effets encore mal connus. Pourtant ils revendiquent une certaine forme d’honneur et de reconnaissance, non pas de la part du public, mais de la part des organisateurs. Les règles imposées par les organisateurs, et notamment Henri Desgranges, sont considérées par les frères Pélissier et Ville comme étant absurdes comme nous avons pu le voir. C’est d’ailleurs la raison première pour laquelle ces trois coureurs n’ont pas continué la course. Il est pour eux dégradant de ne pas avoir leur mot à dire sur les règles, alors que ce sont bien eux qui y sont confrontés quotidiennement. Pélissier s’exprime ainsi à la ligne 23 : « Seulement, on n’est pas des chiens… », après avoir été questionné par Londres sur les raisons de son abandon. On assiste donc vraiment à une grève de ces trois coureurs, qui profitent de l’attention des médias pour dénoncer les conditions dans lesquelles ils pratiquent leur profession. Les trois ont donc privé le Tour de France et ses organisateurs de la seule chose qu’ils avaient en leur possession, c’est à dire leurs propres corps. En faisant cela, ils prouvent bien qu’ils ne sont justement pas qu’un corps dénué de volonté ou de jugement mais bien des personnes à part entière. Ils sont prêts à supporter le « calvaire » (ligne 50) du tour de France, ils acceptent le tourment, mais ne veulent pas de vexations comme l’indique Henri Pélissier lignes 74 et 75. Albert Londres précise également ligne 49 « Les Pélissier n’ont pas que des jambes, ils ont une tête et, dans cette tête, du jugement. » Encore une fois on essaye de faire passer le message aux organisateurs et au public que ces « surhommes » ne sont pas que des corps aux capacités extraordinaires mais bien des personnes normales avec des sentiments et du jugement. 

On remarque également une certaine forme de cohésion entre ces sportifs. Ils sont en compétition mais n’en restent pas moins des personnes qui subissent les mêmes choses. Les deux frères Pélissier ont donc abandonné ensemble, mus par une solidarité fraternelle, mais Ville qui a choisi de les suivre n’avait, lui, aucune raison de le faire. Il était d’ailleurs arrivé deuxième aux deux dernières étapes ce qui lui assurait déjà un bon classement. Il y a donc bien une solidarité dans le milieu des sportifs du Tour de France, qui tout en étant concurrents sont conscients d’avoir à défendre leurs intérêts ensemble. Dans l’article on ressent une fraternité entre les trois coureurs : Ils sont tous les trois dans un café en train de boire un chocolat et ligne 42 « ils s’embrassent par-dessus leur chocolat. » Enfin, un dernier élément appuie l’argument que ces coureurs pensent à bien d’autres choses qu’à la seule course ou à l’exploit sportif. Cette interview en elle-même est un bon coup de pub personnel pour les Pélissier et notamment pour Henri. Henri est réputé comme quelqu’un d’assez orgueilleux et les conflits qui l’opposent à Desgranges sont connus de tous. Ici Henri peut porter atteinte à Desgranges personnellement et également à son entreprise, le Tour de France. Il ne faut pas oublier également que Le Petit Parisien est un journal concurrent de celui de Desgranges, L’Auto. Enfin Albert Londres, tout en étant un reporter très talentueux, n’est pas un spécialiste du cyclisme ou du Tour de France. Cet article est donc bien une révolte des coureurs contre le Tour de France et contre leur condition qui les fait passer seulement pour des corps instrumentalisés, mais il faut aussi le remettre dans son contexte.

Le Tour de France est une compétition élitiste dans le monde du cyclisme. Elle fait partie des trois courses symboliques avec le Giro (Tour d’Italie) et la Vuelta (Tour d’Espagne). Il permet de réunir les meilleurs coureurs du monde, dans des épreuves extrêmement exigeantes. Le corps est mis à rude épreuve et les dérives sont nombreuses, utilisations de drogues, triches etc. Dès lors l’organisation doit mettre en place des règlements stricts pour encadrer la course. Cette réglementation doit également correspondre aux attentes du public et des marques qui sponsorisent la course… Ainsi, nous cherchions à répondre à notre problématique initiale : Le Tour de France est-il une compétition stimulant la vision du corps sportif dans la société d’entre-deux-guerres ? Malgré que le tour ne soit qu’une vitrine pour le journal l’Auto et les marques de bicyclettes, le corps en est le moteur. Il doit pouvoir réaliser des étapes longues de plusieurs centaines de kilomètres, traverser des cols de plus en plus durs. Le corps se place comme une machine. Le coureur devient un être suprême capable des besognes les plus compliqués et exigeantes. Cette vision du corps est pourtant trompeuse et surtout complètement biaisée par l’utilisation de dopant. En effet, les étapes du Tour demandent des capacités surhumaines, les hommes sont obligés de se doper pour maximiser leur capacité et répondre aux attentes à la fois de l’organisation, mais aussi du public. Le corps est au cœur d’une vision mythologique, mais aussi politique, le Tour devient également un outil de propagande d’État, qui doit permettre de montrer la force de l’homme et des coureurs Français. Aujourd’hui le Tour de France est toujours au cœur des rivalités (moins visibles) de la presse et des scandales de dopages et de triches. La technique s’est grandement améliorée, les vélos sont moins lourds et plus aérodynamiques au même titre que les équipements du coureur (casques, tenues, gants etc.), mais les capacités des coureurs ne suivent pas. Les règles antidopage se sont multipliées, mais les attentes du public ont augmenté, toujours plus d’actions, d’échappées, de vitesses. Le corps de l’homme atteint-il ses limites ?[4]


[1] Nous souhaitons évoquer le point du vu de l’auteur et journaliste Jean-Louis Ezine, qui considère dans son ouvrage Un Ténébreux, Le Seuil, 2003, que le titre « Forçat de la route » n’est pas à attribuer à Albert Londres, mais Henri Decoin. En effet ce titre n’est pas donné dans le journal et l’auteur ne l’utilise pas non plus. C’est un titre a posteriori.

[2] Sandrine Viollet, Le Tour de France cycliste : 1903-2005, L’Harmattan, 2007, p60-61.

[3] Le dopage est déjà connu pour le mal qu’il peut provoquer au corps. En 1896, un premier cycliste mourrait à cause du dopage sur le Paris-Bordeaux.

[4] Nous évoquons bien le genre masculin, car dans le monde du vélo, la femme n’est que très peu représentée et ça encore aujourd’hui. Nous n’avons pas évoqué au sein de notre commentaire la prédominance du masculin, mais après relecture, il est nécessaire à notre avis, de le signaler.

Bibliographie

Mignot, Jean-François. « I. L’histoire du Tour de France, reflet de l’émergence d’une culture de masse », Jean-François Mignot éd., Histoire du Tour de France. La Découverte, 2014, pp. 7-26. 

Mignot Jean-François, « IV. Le spectacle du Tour de France », dans : Jean-François Mignot éd., Histoire du Tour de France. Paris, La Découverte, « Repères », 2014, p. 71-100

Chapel, Louise. « La fabrication du Tour de France : un réseau en action. (Enquête) », Terrains & travaux, vol. 12, no. 1, 2007, pp. 96-117. 

Fumey, Gilles. « Le Tour de France ou le vélo géographique. », Annales de Géographie, t. 115, n°650, 2006. pp. 388-408.

Perera, Éric, et Jacques Gleyse. « Le dopage dans quatre grands périodiques sportifs français de 1903 aux années soixante. Le secret, le pur et l’impur », Staps, vol. no 70, no. 4, 2005, pp. 89-107. 

Gaboriau, Philippe. « Les trois âges du vélo en France. », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°29, janvier-mars 1991. pp. 17-34.

Notre bibliographie est limitée en raison de la fermeture de la bibliothèque universitaire d’Angers et des conditions particulières pour réaliser notre commentaire.

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