L'ouvrage coup de cœur d'avril : Petit dictionnaire des Sales Boulots par Nicolas Méra

Le canard : le fait divers d’hier

Le canard n'est pas qu'un simple animal d'eau, c'est aussi un terme désignant un style de nouvelles, populaires au XVIIe siècle en France.
illustration d'un canard sur des prodiges en Anjou - gallica.bnf.fr BnF | Domaine public
illustration d’un canard sur des prodiges en Anjou – gallica.bnf.fr BnF | Domaine public

Le canard n’est pas qu’un simple animal d’eau, c’est aussi un terme désignant un style de nouvelles devenu populaire au XVIe siècle en France. Signe d’une information bas de plafond et pas toujours véridique, le canard a tendance à prendre des libertés et à travestir la réalité.

Les faits divers sous forme de « drôleries »

« Le mardi 21e on croist, à Paris, le miracle arrivé dans la ville de Genève, au moys de mars dernier, d’une femme qui estoit accouché d’un veau ; lequel estoit fort suspect à beaucoup de gens. »

Pierre de l’Estoile

C’est en ces termes que Pierre de l’Estoile, mémorialiste sous les règnes de Henri III et Henri IV, revient sur cet étrange canard (qu’il nomme plutôt drôlerie), daté de 1609, intitulé Miracle arrivé dans la ville de Geneve ce mois d’Apvril 1609, d’une femme qui a faict un veau à cause du mespris de la puissance de Dieu.

Canard sur un vol commis dans une église, issu des collections de la BnF - Source gallica.bnf.fr | Domaine public
Canard sur un vol commis dans une église, issu des collections de la BnF – Source gallica.bnf.fr | Domaine public

C’est que, ces fait divers, c’est-à-dire ce qui ne rentre pas dans les autres catégories de l’actualité, étaient fréquents en ce début de XVIIe siècle où les canards connaissent un certain succès. Ils se composent d’histoires, dont la véracité est parfois contestable, en puisant l’inspiration dans l’actualité ou bien dans le registre fantastique (montres, fantômes…) le tout étant imprimé.

Le terme en lui-même prête à rire, et pourtant son origine est assez floue pour l’historien. Dans Canards sanglants, Maurice Lever insiste effectivement sur les difficultés d’un terme qui n’est pas d’époque et qui commence à gagner du sens vers 1750. Cette émergence est constatable progressivement dans les dictionnaires d’époque, comme le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière en premier lieu, on peut même y lire :

« On appelle plaisamment du nom de canard des articles de journaux, des nouvelles criées dans les rues, qui, la plupart du temps, n’ont aucune vraisemblance, et donnent lieu à des cancans, ce qui, suivant les uns, leur a valu le nom de canard, les cancans. »

Dictionnaire universel d’Antoine Furetière

Au niveau des thèmes contenus dans ces histoires, ils sont multiples et englobent tous les sujets qui peuvent choquer, étonner, intriguer, fasciner… On y trouve alors monstres, crimes, sacrilèges, drames familiaux… L’idée sera ici de comprendre les grands traits de ces imprimés à l’époque moderne.

Le canard dans sa matérialité

Si le canard est souvent confondu avec le fait divers, il convient pourtant de bien les différencier. Le fait divers est l’évènement en lui-même, là où le Canard est la forme matérielle que prend le fait divers, c’est sa forme de propagation. Néanmoins, le fait divers a d’autres moyens pour être diffusé : les chansons, les images, les complaintes, les almanachs… Le canard est donc une forme parmi les autres. Plus précisément, c’est un imprimé appartenant aux occasionnels, c’est-à-dire des productions imprimées réalisées pour une occasion particulière, un évènement (arrêts du parlement, édits royaux…).

Pour reconnaître le anard, il convient donc de bien comprendre comment il se compose dans sa matérialité. Dans son format d’abord, il se veut plutôt fidèle au format in-8°, ou bien au format in-4°, cependant, un format demeure extrêmement rare, c’est celui de la feuille au format complet. Effectivement, certains canards étaient directement rédigés sur une feuille non-pliée. Néanmoins, peu de ces formats sont conservés aujourd’hui, ce qui peut s’expliquer soit par le fait que le format n’a pas séduit et n’a pas été reproduit, ou bien par les difficultés de conservation que de telles dimensions suggéraient.

Deux canards, un sur un loup, un autre sur un géant, issus des collections de la BnF - Source gallica.bnf.fr | Domaine public
Deux canards, un sur un loup, un autre sur un géant, issus des collections de la BnF – Source gallica.bnf.fr | Domaine public

Vient ensuite la qualité du document en lui-même. Loin d’être un document voué à entretenir l’esthétique d’une bibliothèque, le canard est une consommation éphémère, destinée à être jetée une fois lue – ce qui explique que la quantité conservée aujourd’hui soit infime en comparaison de tout ce qui a été produit.

Au même titre, la qualité du document en lui-même ne poussait pas à la conservation. Le canard était généralement un moyen pour arrondir les comptes des imprimeurs : si une presse était libre, on réalisait ces courts récits dessus. L’objectif était de produire quelque chose rapidement, ce qui se répercutait sur la qualité. Le papier est de basse qualité, les illustrations, sont assez rares, en dehors de thèmes précis (comme quand on parle de monstres) enfin on trouve dans la rédaction des fautes d’orthographe, des lignes d’une longueur inégale… Le document n’a pas une grosse valeur et se vend ainsi à des prix abordables, mais il devient tout de même une source de profit au fur et à mesure.

Enfin, il n’est pas rare de trouver des histoires réemployées d’un lieu à un autre en France, voire des textes traduits de l’étranger. Si certains imprimeurs n’hésitent pas à reprendre l’histoire sans modifications (avec une précision parfois du type « Jouxte la copie imprimée à… », d’autres veulent la rendre plus crédible : un nom de ville changé, une date, le tout pour que le lecteur soit plus captivé par un évènement qui, en plus, s’est déroulé dans les environs de son foyer.

La place des mots dans le canard

Vient alors l’importance des mots dans le canard, pour comprendre comment le fait divers est mis en avant dans ces imprimés, et ce d’abord en passant par le titre. On y trouve des titres qui occupent plusieurs lignes parfois, et qui sont si fournis qu’ils donnent déjà la trame générale de l’histoire, point important qui sera néanmoins abordé plus en détail dans un dernier temps. Néanmoins, il faut revenir sur une caractéristique importante de ces titres, qui réside dans l’utilisation de certains adjectifs pour qualifier l’histoire. Celle-ci peut être mystérieuse, horrible, véritable, miraculeuse… Bref, l’utilisation hyperbolique de ces mots vient marquer l’esprit, aiguiser l’attention et marquer la singularité d’un récit inconnu.

Ensuite, ce qui est intéressant, c’est la manière dont les récits sont arrangés, et que l’on peut diviser en trois parties la plupart du temps. Une première est dédiée à de grandes considérations, souvent morales, même historique, qui viennent combler le début du texte. Cette amorce, plus ou moins longue, vient faire le lien avec l’histoire à venir, en lui donnant à la fois une certaine logique mais aussi une légitimité. On peut trouver par exemple, dans un canard dédié à un ours « monstrueusement grand & espouvantable, tuant & devorant tout ce qu’il treuvoit devant luy » ce type d’amorce : « Dieu est terrible en ses jugemens, & esponventable en sa furie : ses mouvemens sont sans termes, ses coups sans mesure, son foudre inesuitable, & lors qu’il a envie de chastier nos insolences, il se sert de toute sorte de boureaux pour nous punir. » Et à l’auteur de continuer pour faire le lien avec la présence de l’ours et de ses crimes.

Après cette première étape, viennent les faits : qui est le mauvais, qui est le bon dans l’histoire, où est-ce qu’elle se déroule, à quel moment, pour quelles raisons… Ces moments sont l’occasion aussi de décrire, quand l’histoire s’y prête, de partir dans de longs développements moraux. Ainsi, un homme qui brise une hostie devient un dangereux hérétique. Dans notre histoire d’ours, c’est l’horreur de l’animal qui est d’abord mise en avant : il se met à violer des jeunes filles en plus de tuer tout le bétail des environs. L’auteur lui-même n’hésite alors pas à s’introduire dans l’histoire pour qualifier les actes de la bête : « Les cheveux me dressent, quand j’y pense, & ma voix attache à mon palais, lors qu’il me vient à penser de proferer des paroles si execrables ». Une fois l’histoire résolue, le canard se referme enfin encore une fois sur une partie similaire à la première, qui puise ses exemples dans la religion et l’histoire pour légitimer le récit.

On comprend donc l’importance morale de ces récits : ils viennent inculquer un message, qui, dans le fond, est souvent similaire. C’est la loi du plus fort (comprendre celle du Roi implicitement) qui est la meilleure, et en même temps, c’est la colère de Dieu qui vient punir les hommes pour leur péchés. On retrouve des trames narratives régulières, avec des raisons qui reviennent régulièrement : Dieu, le Diable… Les récits ne cherchent pas expliciter pourquoi une catastrophe naturelle à eu lieu, pourquoi un animal attaque les individus, ou bien cette explication est assez générale et peu concluante : il faut qu’un doute demeure derrière un essai d’explication.

Deux canards, un sur un dragon, un autre sur des signes du ciel, issus des collection de la BnF 
- Source gallica.bnf.fr | Domaine public
Deux canards, un sur un dragon, un autre sur des signes du ciel, issus des collection de la BnF – Source gallica.bnf.fr | Domaine public

Diffusion et réception du canard

Vient alors la question de la diffusion et de la réception. La plupart du temps, le personnage qui s’occupe du commerce du canard est le colporteur, un marchand ambulant qui pouvait sillonner les villes, ou bien vouer son commerce à une en particulier et qui vendait au gré des occasions. On le retrouve notamment sur les marchés, même à la sortie de la messe, bref à des moments propices à la vente. Sa méthode de vente consistait en la lecture de ce long titre, déjà évoqué plus haut.

On peut prendre un exemple pour mieux illustrer l’apparence de ce dernier, avec le Discours miraculeux et véritable d’un Turc, lequel par dérision frappa l’image d’un crucifix d’un coup de cimeterre dont en ruissela le sang. Et ledit Turc demeura sur la place, sans se pouvoir bouger, jusques à ce qu’il eut fait vœu de se faire Chrétien. Ce qui arriva le 13 jour de janvier 1609. Et à l’occasion de ce miracle, plusieurs de la vallée de Crosac (qui contient quarante lieuës de long) se sont faits Chrétiens en nombre de douze mille hommes, sans comprendre les femmes & enfans. Cet interminable titre – pratique assez commune à l’époque – qui donne déjà les indications sur le lieu, la date, les personnes, et l’idée générale de la narration, joue donc un rôle essentiel dans la diffusion de ces histoires. Sans les acheter, l’individu peut être au courant, ce qui rend l’approche assez compliquée pour l’historien quand il veut cerner la réelle réception du public à ces récits.

On ne peut établir avec certitude la sociologie des lecteurs, ni même leurs réactions, bien que ces récits soient principalement réalisés pour un public populaire. Cependant, c’est une lecture qui trouvait son public au-delà, en témoigne l’exemple de Pierre de l’Estoile.

Les réactions aussi sont intéressantes, car si celui-ci était sceptique par rapport à ces histoires, d’autres préféraient les recevoir avec un certain amusement. Enfin, une partie non-négligeable devait tout de même les prendre à la lettre, d’où la nécessité pour l’auteur de rendre le récit plus réaliste avec des indications géographiques, chronologiques, et parfois l’intervention de témoins nommés.  L’autorité, elle, semble correctement s’accommoder de ces récits. Effectivement, ils sont, comme vu précédemment, vecteur d’une morale qui arrange l’autorité royale et religieuse. Le Roi et l’Église ne sont pas tournés en dérision, et mieux, ils sont souvent mis en avant. On préfère les histoires bêtes aux imprimés séditieux, c’est une marchandise inoffensive : le fait divers permet de faire passer une sorte de propagande, bien que cela ne soit pas son but premier. En prévenant l’homme des dangers du luxe, de l’oisiveté, du jeu, ou de l’hérésie, on fait appel à l’humilité, au redressement moral, bref, tout ce qui est encouragé dans une société structurée autour du christianisme.

Pour terminer, on comprend donc la singularité et l’importance de ces historiettes. Peu conservées au fil du temps, les quelques morceaux que l’on possède aujourd’hui sont des témoins essentiels, permettant de retracer les craintes, les espoirs, voire les fantasmes d’une société. Ils nous montrent jusqu’où les sensibilités peuvent s’aventurer et comment un geste ou une pratique peuvent inquiéter. Ils sont les témoins de leur milieu social et du temps où ils sont produits et reçus : on trouve ainsi, durant les périodes de guerres de religion, des canards faisant allusion aux protestants. Ils offrent même des modèles de comportements, car, comme le précisait Roger Chartier, « Les livres du colportage seraient des instruments d’inculcation de conduites et de pensées nouvelles. » Certaines questions demeurent néanmoins autour des canards. Celle de la réception demeure encore mal connue, et au même titre, la question de l’auteur également. Peu signés, les canards sont des récits anonymes dans la grande majorité des cas, bien que l’on estime que les colporteurs ou les imprimeurs en soient les auteurs. Les canards continuent ensuite leur développement à l’époque contemporaine, principalement au XIXe siècle, mais dans des modalités parfois différentes.

Quelques liens et sources utiles

CHARTIER Roger (dir.), Les usages de l’imprimé (XVe-XIXe siècle), Paris, Fayard, coll. « Nouvelles Études Historiques », 1987.

LEVER Maurice, Canards sanglants. Naissance du fait divers, Paris, Fayard, coll. « Nouvelles Études Historiques », 1993.

LIEBEL Silvia, Les Médées modernes. La cruauté féminine d’après les canards imprimés français (1574-1651), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2013.

SEGUIN Jean-Pierre, L’information en France avant le périodique. 517 canards imprimés entre 1529 et 1631, Paris, Maisonneuve et Larose, 1964.

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