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L’IVG en France, bientôt dans la Constitution ?

Avec une majorité écrasante, l'Assemblée nationale a voté en faveur de l'inscription du droit à l'IVG dans la Constitution française...
Marche des femmes pour le droit à l'avortement, 2019 - Patrice CALATAYU | Creative Commons BY-SA 2.0
Marche des femmes pour le droit à l’avortement, 2019 – Patrice CALATAYU | Creative Commons BY-SA 2.0

L’intégration du droit à l’IVG dans la Constitution française est une question devenue centrale dans le débat public, témoignant de l’évolution des mentalités et du désir de sécuriser juridiquement ce droit.

Alors que l’accès à l’interruption volontaire de grossesse a été légalisé en 1975 grâce à la loi Veil, son inscription constitutionnelle viserait à en garantir la pérennité face aux fluctuations politiques et idéologiques.

L’Assemblée nationale en faveur d’une réforme constitutionnelle

Je veux enfin dédier cette victoire historique que nous envoyons à la fois, comme signal à notre pays, mais au monde, aux femmes des États-Unis, aux femmes de Pologne, aux femmes de Hongrie dont le droit à l’avortement est aujourd’hui entravé. Mais aussi, et elles sont là aujourd’hui, aux militantes qui, dans notre pays, luttent au quotidien pour le droit des femmes à disposer de leur corps. Je vous remercie.

Mathilde Panot, présidente du groupe LFI à l’Assemblée nationale.

Ces mots concluent le discours de Mathilde Panot devant l’hémicycle, le jeudi 24 novembre 2022. Avec une majorité écrasante, l’Assemblée nationale a voté en faveur de l’inscription du droit à l’IVG dans la Constitution française (337 pour, 32 contre). Adoptée en première lecture, la proposition de loi émane de La France Insoumise (LFI) et tend à réformer l’article 66 de la Constitution, en y ajoutant la simple phrase suivante : « La loi garantit l’effectivité et l’égal accès à l’interruption volontaire de grossesse ».

Avant de crier victoire, il faut maintenant que le texte soit discuté et approuvé par le Sénat, ce qui n’est pas toujours une mince affaire. Mais cela reste tout de même une avancée historique, à l’heure où l’avortement est plus que jamais menacé autour du monde. Par ailleurs, la totalité des partis politiques se sont mis d’accord sur ce texte, fait rare en politique.

Pour mieux comprendre l’importance de cette avancée et ses enjeux, nous vous proposons de revenir quelques années en arrière.

Un long combat semé d’embûches pour l’IVG en France

Historiquement, partout autour du monde, l’avortement (et par là, comprenons le droit des femmes à disposer de leur corps) est sanctionné. Au Moyen Age, l’Église condamne à la peine de mort toute femme ayant avorté (ainsi que l’individu qui l’a aidé). Au fil des siècles, l’avortement reste immoral, et chaque ère politique le criminalise à sa façon. Le code pénal de 1791 pose une législation sur le crime de l’avortement, en vertu de la protection du corps et du « patrimoine naturel ».

Petit à petit, en France, l’avortement thérapeutique gagne du terrain. Toléré par l’Académie de médecine en 1852, l’avortement thérapeutique survient dans des cas où la santé de la mère ou celle du futur bébé sont mises en péril. Cela ne suffit pas. Les avortements clandestins sont en hausse au début du XXe siècle. Les recours à ces fameuses « faiseuses d’anges » sont décuplés, pour de multiples raisons (séparation des couples à cause des guerres, privations alimentaires,…). Les faiseuses d’ange, ce sont ces femmes – pas toujours médecins – qui agissent volontairement de façon à interrompre la grossesse non voulue d’une autre.

Les pouvoirs politiques semblent rester complètement opposés à l’avortement. Pire, chaque événement remettra en cause le droit des femmes à disposer de leurs corps. La chute démographique liée à la Grande Guerre pousse le régime de Vichy à réaffirmer la criminalisation de l’IVG. Alors que la religion commence à lever le pied, la politique, elle, se réapproprie en permanence la question de l’avortement. L’avortement, cette question privée et intime, continue d’être un crime antinational et antipatriotique. L’Etat en profite pour mener des politiques anti contraception, soi-disant similaire à l’avortement.

Mais les femmes ne lâchent pas. Les avortements clandestins n’ont de cesse d’augmenter, et les voix commencent à se lever.

Les années 70, une libération contre vents et marées

Les mouvements féministes se multiplient, et les revendications se précisent. Accès à la contraception, droit à disposer de son corps, droit à des avortements sécurisés, etc. L’année 1971 est une année historique pour le combat pour l’avortement, puisque c’est l’année du manifeste des 343.

Ce manifeste est une pétition, parue le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur. Selon le magazine, « il s’agit de la liste des 343 Françaises qui ont le courage de signer le manifeste Je me suis fait avorter« , s’exposant à des poursuites pénales. Dans la liste, on retrouve des femmes influentes, comme Simone de Beauvoir ou encore Gisèle Halimi. Voici les premières phrases du manifeste :

Un million de femmes se font avorter chaque année en France.
Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples.
On fait le silence sur ces millions de femmes.
Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté.
De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre
.

Manifeste des 343.

Tout de suite après sa parution, Charlie Hebdo publiait une une intitulée « Qui a engrossé les 343 salopes du manifeste sur l’avortement ?« , avec ensuite une caricature de Michel Debré, homme politique. C’est pourquoi vous connaissez sûrement ce manifeste sous le nom du « Manifeste des 343 salopes« , titre bien évidemment non d’origine. Maud Gelly, médecin, en faisait une analyse intéressante :

Que cette caricature, visant à ridiculiser un homme politique, ait au contraire laissé à la postérité une insulte machiste pour qualifier ces femmes, est assez significatif de l’antiféminisme qui préside parfois à la réécriture de l’histoire de la lutte des femmes.

Maud Gelly, médecin généraliste dans un centre d’IVG, militante du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF), chercheuse à l’APHP.

Il est intéressant de voir comment, à la seconde où les femmes commencent à faire entendre leurs voix, la majorité masculine ressent le besoin de reprendre le dessus. Tout le monde ne sera peut-être pas d’accord à ce propos, l’hebdomadaire Charlie Hebdo étant réputé pour sa satyre sanglante. Mais, alors que le combat des femmes prend enfin un virage à 90 degrés, sur des questions vitales, la question qui se pose est la suivante : était ce réellement nécessaire ?

Parenthèse fermée. S’il a déclenché des réactions d’une violence absolue, ce manifeste aura aussi, bien heureusement, contribué à une révolution féministe. Il aura inspiré, par exemple, le manifeste de 331 médecins pour la liberté de l’avortement. L’année suivant sa parution, Delphine Seyrig accueillait, dans son appartement, la première démonstration de l’avortement suivant la « méthode de Karman » (méthode peu chère et ne nécessitant aucune anesthésie, consistant à aspirer le contenu utérien), en présence de militantes féministes. Ce manifeste en inspirera également d’autres, notamment en Allemagne, avec la signature de personnalités comme Romy Schneider et Senta Berger.

En parallèle, en 1972, le fameux procès de Bobigny aura un retentissement national et contribuera à l’avancée du combat pour le droit des femmes à disposer de leur corps. Violée par un garçon de son lycée, Marie-Claire Chevalier tombe enceinte. Alors que sa mère et elle ont fait appel à des faiseuses d’anges, elles se feront arrêter et inculpée quelques semaines plus tard, sur dénonciation du violeur lui-même. Ces dernières font appel à Gisèle Halimi, avocate, qui décide, avec Simone de Beauvoir, d’en faire un procès politique. Choses réussies, le procès suscitera des centaines d’articles, des réactions de tous les bords. Il participera à la révolution féministe qui aboutira, 3 ans plus tard, à la loi Veil.

La loi Veil, une première étape pour l’IVG en France

Alors ministre de la santé du gouvernement Giscard, Simone Veil sera l’incarnation de la loi relative à l’interruption volontaire de grossesse. Cette loi fait partie des promesses de campagne de Giscard. C’est lors de son discours devant les députés que Simone Veil prononcera ces fameux mots :

Je voudrais tout d’abord vous faire partager une conviction de femme — je m’excuse de le faire devant cette Assemblée presque exclusivement composée d’hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes.

C’est toujours un drame et cela restera toujours un drame.

Simone Veil, 26 novembre 1974.

Ce qui lui vaudra des réactions plus que virulentes. Comme celle du député Jean Foyer, leader de l’opposition au projet de loi, qui déclare :

N’en doutez pas : déjà des capitaux sont impatients de s’investir dans l’industrie de la mort et le temps n’est pas loin où nous connaîtrons en France ces « avortoirs », ces abattoirs où s’entassent des cadavres de petits hommes et que certains de mes collègues ont eu l’occasion de visiter à l’étranger.

Jean Foyer, 26 novembre 1974.

« Des cadavres de petits hommes« … expression de l’époque, ou crainte que l’avortement ne menace la gente masculine ? Une fois de plus, Jean Foyer nous montre que les hommes se sentent menacés par l’indépendance de la femme, par son droit à choisir et à disposer de son propre corps. Le droit à l’avortement se fraie un chemin parmi tous ces obstacles de domination masculine.

Le chemin vers la Constitution

Au fil des années, des progrès notables s’inscrivent dans l’histoire du droit à l’avortement. Remboursement de l’IVG par la Sécurité Sociale, autorisation de l’IVG médicamenteuse en hôpital, allongement du délai légal pour avorter… la loi Veil est même ajustée pour que les femmes n’aient plus à justifier d’une situation de « détresse » pour avoir recours à l’IVG.

Même si aujourd’hui toutes les femmes sur le sol français peuvent bénéficier du droit à l’avortement, les militantes veulent sceller le contrat en inscrivant ce droit dans la constitution, puisque les droits de la femme sont perpétuellement remis en cause. « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. » disait Simone de Beauvoir. Constitutionnaliser l’avortement, c’est le sécuriser. Il est facile d’abroger une loi, il est plus difficile d’abroger un amendement. Pour nous rendre compte, nous n’avons qu’à regarder de l’autre côté de l’océan, avec l’avortement aux États-Unis, et la politique menée par Donald Trump.

Adopté par l’Assemblée nationale, le texte doit maintenant convaincre le Sénat, ce qui constitue une étape importante. La Constitution est un sanctuaire. Elle protège, et par conséquent, ne se laisse pas manier si facilement.

Quelques liens et sources utiles

Dites, il serait pas temps d’arrêter de « débattre » de l’IVG, par hasard ? Morgane Giuliani, 2018.

Le « Manifeste des 343 salopes » paru dans le Nouvel Obs en 1971, L’Obs, 2007.

Pierre Lascoumes, Le verso oublié du « catéchisme révolutionnaire » : le code pénal du 6 octobre 1971, Cahiers de recherche sociologique, 1989.

Maud Gelly, Le MLAC et la lutte pour le droit à l’avortement, Fondation Copernic, 2005.

Histoire de la lutte pour le droit à l’avortement, Fil Santé Jeune, 2022.

Laura Tatoueix, L’avortement en France à l’époque moderne. Entre normes et pratiques (mi-XVIe siècle – 1791), Normandie Université, 2018.

Pourquoi inscrire l’IVG dans la Constitution ? France Culture, 28 novembre 2022.

Proposition de loi constitutionnelle visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse, Vie-publique.fr, 25 novembre 2022.

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